Chroniques vingt-et-unièmes — L’histoire aux historiens ? — 10 avril 2023


 L’histoire aux historiens ?


—  L’Assemblée nationale n’a pas voté la réforme des retraites, mais elle a au moins voté le génocide en Ukraine. 

Thomas est en train de découper le canard à l’orange sur la table dressée pour deux en ce dimanche de Pâques. Il hoche la tête et rétorque à son père, le professeur Marcus :

—  Ah, l’Holodomor… Tu connais mon sentiment sur le sujet en tant qu’historien…

—  Tu ne considères pas que c’est un génocide ? 

—  Là n’est pas la question. Les députés ont déjà suffisamment de travail et je me demande pourquoi ils veulent s’occuper d’histoire. Laissons l’histoire aux historiens ! Trouverais-tu normal que les historiens votent des lois à la place des députés ?

Thomas a une position bien affirmée contre les lois mémorielles. Mais le débat n’est pas nouveau, il existe depuis la loi Gayssot de 1990 qui a créé le délit de négationnisme de la Shoah. Et il s’est amplifié avec les lois des années 2000 sur la reconnaissance du génocide arménien et l’assimilation de la traite et de l’esclavage à des crimes contre l’humanité. On a connu ainsi des pétitions d’historiens opposés à ces initiatives. Françoise Chandernagor, aussi, s’est exprimée en écrivant que la loi Gayssot avait ouvert la « boîte de Pandore » et qu’il fallait s’attendre à ce que d’autres lois mémorielles viennent « sacraliser » les malheurs de telle ou telle partie de la population. Son article avait pour titre « L’enfer des bonnes intentions », une mise en garde.

Marcus insiste :

—  Mais il y a bien eu volonté de Staline d’affamer le peuple ukrainien, non ? Tu n’es pas d’accord avec ça ?

—  Encore une fois, la question n’est pas là. Et il y a une autre raison pour laquelle je suis contre ces lois, c’est qu’elles entraînent la criminalisation de ceux qui ne pensent pas en conformité avec ce qui a été voté, ce qui peut constituer ensuite un frein à la recherche pour nous, les historiens. On s’expose à des sanctions.

—  Tout de même pas…

—  Je te rappelle l’affaire Pétré-Grenouilleau…

—  Qui c’est ?

—  Olivier Pétré-Grenouilleau est l’un de nos plus illustres historiens. Il a écrit en 2003 un ouvrage magistral sur les traites négrières, salué par tous les confrères. Mais, horreur, ce livre paraît après la loi Taubira de 2001 sur la traite et l’esclavage, et Pétré-Grenouilleau est attaqué en justice – tiens, j’ai encore l’article… (Thomas marche vers la bibliothèque et revient avec un morceau de journal dans les mains) – par deux collectifs sous prétexte « que son étude déborde largement les limites temporelles et géographiques définies par la loi Taubira », et qui affirment même que « les traites négrières et l’esclavage sortent du champ de l’histoire, car reconnus comme crime contre l’humanité ». Si l’affaire était allée à son terme, elle aurait eu pour conséquence d’écarter du domaine de la recherche historique tout sujet ayant fait l’objet d’une loi mémorielle ! Heureusement, suite à d’autres pétitions, la plainte a été retirée en 2006, mais le boulet n’est pas passé loin… Et même chose avec Max Gallo. Tu t’en souviens aussi pour Max Gallo ?

—  Oui, un peu plus…

—  J’ai dévoré sa magnifique biographie de Napoléon en quatre volumes. Magnifique parce ce que ça se lit comme un polar. Je me suis d’ailleurs demandé s’il n’avait pas placé des micros pour espionner les conversations de Napoléon et Talleyrand (Marcus lève les yeux au ciel). Bon, c’est une plaisanterie, je continue… Dans une interview à propos de son bouquin, Gallo est interrogé sur cette « tache » qu’est le rétablissement de l’esclavage par Napoléon. Il répond alors : « Est-ce que c’est un crime contre l’humanité, peut-être, je ne sais pas… » Les paroles qu’il ne fallait pas dire… Il va être aussitôt attaqué pour « négation de crime contre l’humanité » et cette affaire va l’empoisonner jusqu’à la fin de ses jours.

—  Oui, j’ai lu aussi la biographie de Napoléon. C’était un grand écrivain, soupire Marcus. Tu penses que c’est pour ça que LFI et le parti communiste se sont opposés ?

—  En partie. Les Insoumis ont plutôt argumenté sur le fond en invoquant le fait que le débat n’est pas encore tranché entre les historiens : y a-t-il eu intention délibérée de Staline à provoquer la famine ? Évidemment, la question est de prouver que Staline a cherché à détruire le peuple ukrainien en tant que tel. Ma seule contribution à la discussion serait de dire que Staline voulait détruire tous ceux qui désapprouvaient sa politique, qu’il s’agisse des Ukrainiens ou d’autres peuples… 

» Quant à Fabien Roussel, c’est la même position que la mienne, à savoir que les députés n’ont pas à se substituer aux historiens et aux juges. Mais c’est oublier quand même que ce sont les communistes qui sont à l’origine de la loi Gayssot de 1990 ! Ce sont eux qui ont inventé les lois mémorielles ! Et puis, Roussel était un peu coincé : son lointain prédécesseur Georges Marchais n’a jamais dénoncé le stalinisme, contrairement à la plupart des partis communistes occidentaux.

—  Le parti communiste serait donc un canard sans tête… ?

—  Je ne vais pas jusque-là, mais c’est très bien de revenir au sujet… Mange ton canard avant qu’il refroidisse…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

10 avril 2023

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