Chroniques vingt-et-unièmes — Toujours attendre — 13 mars 2023


 Toujours attendre


—  Encore une fuite découverte dans un réacteur nucléaire, à Penly, cette fois. Et là, c’est géant : ce n’est pas une microfissure mais une fissure de plus de deux centimètres !

—  Logique, répond Xavier à Sébastien.

—  Logique ? Tu trouves donc ça normal ?

Ils viennent de terminer l’apéritif et s’installent à table. Céline et Sébastien reçoivent leurs amis Émeline et Xavier. On a d’abord discuté de banalités, puis de la pluie qui s’incruste et va peut-être recharger légèrement les nappes phréatiques. C’est plat unique et un pot-au-feu – la spécialité de Céline – est servi. Xavier précise :

—  Ce n’est pas ce que j’ai dit. Le parc est vieillissant, il est de ce fait logique qu’il y ait ce genre d’incident. On ne s’en souvient plus très bien, mais ce qu’on a fait à partir de 1974 est incroyable. C’était le plan Messmer, on a construit une cinquantaine de réacteurs en dix ans, et après, plus rien, ou presque. Certains évoquent un « programme Apollo à la française ». Quand on pense qu’aujourd’hui, on met plus de quinze ans pour un EPR !

—  On aurait donc dû tout à l’heure porter un toast à feu Messmer… sourit Sébastien.

—  Mais ce n’est pas trop tard, je vois que tu nous sers un excellent saint-estèphe ! Bref, les réacteurs actuels ont tous à peu près le même âge et ils tombent forcément en panne en même temps. CQFD ! Une saine gestion aurait consisté à en démanteler régulièrement et à en construire de nouveaux à la place. C’est comme si toutes les voitures en circulation avaient été fabriquées en une seule fois il y a longtemps. Elles tomberaient toutes en panne au même moment… Mais EDF n’y est pour rien dans l’arrêt des constructions, c’est la volonté politique qui n’était plus là, et on sait pourquoi… Et évidemment, on a perdu les compétences, et c’est ce qui explique les déboires des EPR…

—  Bon, tu n’es pas venu ici pour nous donner un cours sur le programme nucléaire, s’interpose Céline en attaquant son assiette, ce que chacun attendait.

—  Je répondais simplement à Sébastien… Hum, délicieux Céline…

—  Xavier a l’art de noyer le poisson, rétorque Sébastien.

—  Ce n’est pas du poisson, mais du pot-au-feu !

Émeline regarde tour à tour les deux amis :

—  Calmez-vous tous les deux. Moi j’aimerais qu’on parle d’autres choses, car de toute façon, vous ne serez pas d’accord.

—  De faits divers, peut-être ?

—  Je t’en prie Xavier… Tu penses que les femmes ne s’intéressent qu’aux faits divers ? C’est du machisme !

—  Il y a quand même quelque chose à tirer des dernières affaires, intervient Céline. Pierre Palmade, Noël Le Graët, le corps retrouvé démembré, les disparus des Deux-Sèvres… elles se situent bien sûr à des niveaux très différents, mais elles ont un point commun : le mépris du secret de l’instruction. Il existe toujours une indiscrétion ici et là, et le moindre détail est étalé dans la presse, fait monter l’audience sur les chaînes d’info et agite les réseaux sociaux. Xavier a expliqué un jour qu’à ce rythme, on pourrait supprimer la Justice lente et à court de moyens, et s’en remettre au tribunal médiatique beaucoup plus rapide. Mais il a raison ! Cela permettrait quelques économies à la clé.

—  Je te remercie, reprend candidement Xavier, mais je voudrais revenir sur ce que j’ai dit à propos des faits divers. Si ma parole a été mal interprétée, je m’en excuse auprès de vous…

—  Mais je rêve, tu parles comme Dupond-Moretti après ses bras d’honneur ! répond Émeline.

Sébastien soupire :

—  Ah, les bras d’honneur de Dupond-Moretti… Inadmissible !

—  C’est vrai, on a parfois l’impression de toucher le fond, surtout après toutes les insultes qu’on a connues à l’Assemblée lors de l’examen de la réforme des retraites, mais les choses quand même s’améliorent…

Les regards se posent sur Céline qui vient de s’exprimer.

—  Je n’ai pas vraiment cette impression, fait Émeline

—  Si, si… rappelez-vous les événements en 1795 : les sans-culottes ont envahi l’Assemblée une énième fois après avoir décapité le député Féraud. Ils ont mis sa tête au bout d’une pique et obligé le président, Boissy D’Anglas, à le saluer du haut de son perchoir, sous peine de subir le même sort. Les mœurs ont évolué, tout de même…

Les trois autres pouffent de rire.

—  Évidemment, si tu vas par là…, commente Sébastien. Mais on ne va pas comparer les époques.

—  D’accord, alors on peut ne rien comparer, oublier le passé et redécouvrir le monde tous les jours…

—  Ne te fâche pas, dit Sébastien en faisant tourner à nouveau le plat de pot-au-feu. Je change de sujet : vous avez vu pour Gisèle Halimi ? Macron fait diversion en lui rendant un hommage officiel. Il y avait d’autres moments pour le faire, pas en pleine période de contestation sociale !

Xavier pose sa fourchette.

—  Mais nous sommes constamment en période de contestation. La France est contestataire par nature. En fait, il faudrait toujours attendre…

—  En tout cas, moi je n’attends pas pour me resservir, conclut Émeline.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

13 mars 2023

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