Chroniques vingt-et-unièmes — Les temps changent — 6 mars 2023


 Les temps changent


—  Non, non et non, je n’en veux pas pour elle ! 

—  Mais c’est important, toutes ses copines le font. Et à son âge, il faut une autorisation parentale. 

—  Encore heureux !

Le sang monte aux joues de Jean-Bernard. Depuis un quart d’heure, Élise essaie de le convaincre d’autoriser Vanessa à recevoir une injection d’acide hyaluronique (un « bienfait anti-âge pour la peau, une molécule qui peut retenir mille fois son poids en eau ») sur ses lèvres qu’elle trouve trop minces, le même argumentaire qui tourne dans la tête de toutes les adolescentes occidentales de son âge. L’épaisseur des lèvres semble être devenue un atout majeur pour réussir dans la société, au même titre que le bac ou le permis de conduire. Et Jean-Bernard pense que sur la durée, cela ne prête pas à conséquence d’avoir le bac ou le permis de conduire. Mais se faire injecter tous les six mois un produit dont on ne connaît pas les effets à terme, est-ce raisonnable ? Sans parler de tous ces charlatans qui n’ont aucune compétence médicale et qui installent leur cabinet dans leur salon.

—  Allez, c’est pour son bien-être… insiste Élise.

—  Non, je dis non ! Acide hyaluronique, J’y crois pas ! Je te rappelle qu’elle n’a que quatorze ans… Ce n’est pas parce que toutes les adolescences ont envie d’avoir des lèvres gonflées qu’elle doit faire pareil. On sait ce qui se passe ensuite : des seins comme des ballons de foot et des fesses comme des ballons de basket ! 

—  N’importe quoi…

Élise est habituée aux emportements et à la rigidité de Jean-Bernard, mais elle pense là qu’il exagère.

—  Et je ne veux pas que ça se termine comme l’affaire Joe Hallyday… poursuit-il.

—  Qu’est-ce que c’est ? 

—  Joe Hallyday, c’est la fille adoptée de Johnny et Laetitia. Sa mère attaque l’émission « Touche pas mon poste » parce que Joe, qui a posté puis retiré une vidéo d’elle en maillot de bain, s’y serait fait injurier.

—  Attends… Vanessa n’est pas encore célèbre…

—  Heureusement !

Jean-Bernard qui a beaucoup parcouru l’Afrique lorsqu’il était militaire constate le fossé immense qui continue de se creuser entre, d’une part, les exigences croissantes des peuples occidentaux à obtenir de nouveaux droits, et, d’autre part, la chape sombre qui s’abat sur une grande partie de la planète avec les violences ethniques ou religieuses, les guerres civiles, les famines et la montée des autoritarismes. D’un côté, la croyance en un monde de droits illimités, et de l’autre la simple aspiration à un droit unique, celui de vivre. 

Mais ce n’est pas le moment de déplacer la discussion.

—  Je t’assure que toutes ses copines veulent le faire.

Jean-Bernard marche de long en large dans le salon et rétorque :

—  C’est toujours pareil pour les jeunes : ils doivent faire comme tous les autres. Chacun le pense mais on ne sait plus qui a commencé ; alors ils font tous la même chose. Et nous, nous ne comptons donc pas ? Je suis peut-être un vieux dinosaure, mais je considère que les parents ont un rôle à jouer dans l’éducation de leurs enfants. Les parents démissionnent et on s’adresse ensuite à l’État pour corriger le tir. Prends le cas des réseaux sociaux. Demander l’autorisation parentale pour l’inscription des moins de quinze ans aux réseaux sociaux, genre TikTok ou Instagram, c’est bien. Obliger les opérateurs à vérifier l’âge, c’est encore mieux. Réglementer durement l’accès aux sites porno pour les mineurs, c’est super. Mais enfin ! Pourquoi c’est l’État qui doit intervenir ? Où sont les parents ? Aujourd’hui, l’âge moyen d’inscription sur les réseaux sociaux est de huit ans chez les jeunes. Tu trouves ça normal ?

—  Mais les temps ont changé…

—  Oui, alors cet argument, c’est toujours celui qu’on entend. On a l’impression que les temps changent comme s’ils étaient livrés à eux-mêmes. Mais les temps, ce sont les gens qui les font changer ! Et toi, et moi, et tous les autres, on fait partie de tous ces gens…

—  Ne te fâche pas…

—  Nous devenons une nation d’orphelins. Les enfants n’ont plus de parents. Ou bien les parents sont ailleurs. Alors, on demande à l’école de s’occuper de tout, de réparer tous les torts de la société, d’éduquer sur tous les sujets, violences, sexualité, sexisme. Tu as entendu la polémique sur les cours d’éducation sexuelle ? Tu crois qu’avec trois cours par an, on va y arriver ?

La journée commence mal, Élise sait que Jean-Bernard va se renfermer sur lui-même durant des heures, rester sombre avec le sentiment d’être incompris, de se sentir même étranger à un monde dont un petit élément du décor change chaque jour jusqu’à ce que le décor lui-même, dans son intégralité, ait laissé la place à un autre.

Parce qu’il en a été ainsi de toutes les époques, et que les résistances sont vaines.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

6 mars 2023

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