Chroniques vingt-et-unièmes — La nostalgie qui règne — 27 mars 2023


 La nostalgie qui règne


—  On se demande à la fin si Poutine n’est pas un agent de l’étranger…

—  Quoi ?

Charles est éberlué face à Jean-Bernard qui vient de parler tout en dégustant son café.

—  Mais oui. En l’espace d’un an, il a réussi le tour de force de montrer aux yeux du monde la désorganisation et l’obsolescence de l’armée russe présentée pourtant comme la deuxième de la planète ; de ressusciter l’OTAN que Macron décrivait « en état de mort cérébrale » ; et de dresser pour des décennies tout le peuple ukrainien contre la Russie, ce qui va favoriser son ancrage dans l’Occident.

—  Je vois que tu es très en forme…

Ludovic intervient :

—  Alors moi, je pourrais dire que la guerre profite surtout aux États-Unis, c’est ce qu’a affirmé Ségolène Royal. De là à conclure que ce sont eux qui ont provoqué l’invasion…

—  Ce n’est pas mal non plus, mais heureusement, elle n’est pas allée jusque-là. Les gars, restons sérieux. Qu’est-ce que vous pensez de la situation ? Les Ukrainiens vont tenir ?

Charles a posé sa question tout en demandant par un geste à une serveuse d’apporter des tartines. Il n’est pas fanatique des plaisanteries. S’il aime ce pseudocercle des officiers dans un bistrot place du Trocadéro, c’est pour parler de choses sérieuses entre gens sérieux. Il y a, en dehors, suffisamment d’autres occasions de plaisanter.

—  Ce que j’en pense, rétorque Ludovic, c’est que Poutine est en train de revoir ses ambitions. Rappelez-vous, il n’y a pas si longtemps, il s’opposait à l’Occident tout entier, s’imaginant peut-être le croquer d’une bouchée. Et il s’est dit : « Je m’attaque d’abord à l’Ukraine ». Mais ça n’a pas marché. Alors, il se concentre sur le Donbass, et comme là aussi ça coince, il focalise les combats sur Bakhmout, qui résiste. Les Anglais affirment même que l’offensive est arrêtée, faute de munitions. Peut-être qu’il devra se contenter d’une rue…

Charles approuve la fin de la remarque :

—  C’est vrai que la Russie a un gros problème de munitions, et de matériel en général. Comme ils n’ont pas la maîtrise du ciel ukrainien, ils ont envoyé beaucoup de missiles. Mais leur stock semble aujourd’hui épuisé, alors ils en sont réduits à lancer des drones kamikazes iraniens, malheureusement très efficaces.

—  Et ne parlons pas des chars, ponctue Jean-Bernard.

—  Oui, les chars… Selon des renseignements officieux, les Russes en auraient perdu dans les deux milliers et ils ne peuvent en fabriquer que 300 par an ! Sans compter la destruction de 8 000 autres véhicules blindés. Pour compenser, ils sont en train d’exhumer leurs vieux chars T-54 qu’ils avaient mis au rebut et qui datent de la guerre de 39-45. C’est vrai, ils sont simples d’emploi, mais évidemment, il n’y a pas d’électronique à bord et on ne peut s’en servir que le jour, car à l’époque de leur conception on n’utilisait pas l’infrarouge… Ils ne vont pas vraiment faire le poids face à des Leopard, des Challenger ou des Abrams, et les Russes vont encore envoyer leurs troupes au casse-pipe…

Une agitation monte dans la rue. Plusieurs dizaines de manifestants traversent la place, un drapeau rouge incrusté de la faucille et du marteau caracole à l’avant du cortège. Dans le brouhaha, on comprend par les cris que « personne n’aime la police » et que le capitalisme est prêt de rendre l’âme. Quelques individus passent le seuil du bistrot et se retirent, peut-être effrayés par le calme. Ludovic commente :

—  Vous voyez, ici comme en Russie, c’est toujours la nostalgie qui règne.

Jean-Bernard hoche la tête.

—  La nostalgie, c’est un phénomène à ne pas sous-estimer. Et elle peut se mêler de ressentiment. Poutine est peut-être en train de perdre par les armes, mais il peut gagner sur un autre plan.

—  Ah oui ? fait Ludovic benoîtement.

—  Oui, parce qu’un Occidental – Européen ou États-Unien – éprouve généralement de grosses difficultés à se mettre dans le cerveau d’un non-Occidental. Il raisonne « éthique », « valeurs morales » et ce qu’il affirme lui semble relever d’une pensée universelle. Or, c’est tout le contraire. La fracture ne cesse de se creuser entre un Occident démocratique et progressiste – avec des nuances bien sûr –, et le reste du monde souvent dirigé par un régime autoritaire, et réfractaire aux changements.

» On en trouve un exemple avec la légitimité d’un gouvernement. Si, en Occident, seul un gouvernement issu des urnes est considéré comme légitime, ailleurs, c’est plutôt l’efficacité du gouvernement qui prime, quelle que soit sa façon d’accéder ou de se maintenir au pouvoir. On lui demande avant tout d’assurer le bien-être de sa population, au détriment s’il le faut des libertés, et gare à lui s’il n’y parvient pas. C’est la formule « vis correctement et tais-toi ». La guerre en Ukraine et les derniers événements sont des révélateurs de ce fossé. Contrairement à ce que nous pensons, Poutine est souvent vu dans une grande partie du monde comme celui qui ose se dresser contre un Occident « dominateur et décadent », un héros en quelque sorte. C’est pour ça que j’estime que l’affaire n’est pas terminée, bien au contraire.

—  Et en plus, il y a l’arme nucléaire, on ne sait pas ce que vont faire les Russes, approuve Ludovic.

Charles est plus circonspect.

—  Ouais, l’arme nucléaire… À chaque fois que ça va mal, Poutine ressort l’épouvantail. Il vient d’annoncer par exemple qu’il va installer des armes tactiques nucléaires en Biélorussie. Les Américains prétendent que c’est de la « com » et ils sont sûrement dans le vrai. Mais de toute façon, j’ai des difficultés à croire qu’il va dégainer, et pour une raison simple…

—  Laquelle ? (Jean-Bernard est intrigué).

—  Tout naturellement parce que Poutine a peur de la mort.

Jean-Bernard répète lentement :

—  Poutine a peur de la mort… Mais tout le monde a peur de la mort !

—  Bien sûr, mais pour nous, ça ne prête pas à conséquence. Par contre, c’est un critère non négligeable à prendre en compte pour quelqu’un susceptible de déclencher un conflit nucléaire. Pourquoi je dis ça ? Depuis le début de la guerre, on a toujours vu Poutine cloîtré dans son palais, comme il l’était d’ailleurs au moment de la covid, parce qu’il avait peur d’être contaminé. Les rares fois où il sort, c’est à la façon du dictateur nord-coréen Kil Jong-un, dans un train blindé par peur d’un attentat contre lui. Et même s’il est venu à Marioupol, c’est par surprise et de nuit, comme un voleur. 

—  Certains peuvent le pousser à appuyer sur le bouton, objecte Jean-Bernard. Medvedev, Kadyrov ou Prigogine de Wagner…

—  Tu me parles de Prigogine ? Lui, c’est encore de la com. Il annonce l’ouverture de 42 nouveaux centres de recrutement pour Wagner, notamment dans les salles de sport. Mais je ne suis pas certain que ça marche. Ceux qui aiment cultiver leurs corps en faisant de la muscu, qui ont cet esprit narcissique, n’ont pas forcément envie de servir de chair à canon, ce serait assez contraire à leur idéal… Mais avec lui, on est arrivé un peu à savoir ce qui se passait à Bakhmout côté russe. 300 morts par jour, a-t-il dit. Et il a critiqué l’armée régulière pour son manque de coopération en demandant même à l’état-major de se « bouger les fesses » – là, je suis poli. En fait, j’ignore ce qu’il cherche, mais tout ça m’a l’air bien calculé, il doit viser la population…

—  Oui, ça doit être ça, renchérit Ludovic. Vous êtes au courant de tous ces graffitis représentant Zelensky sur des trottoirs dans des villes en Europe ? Une véritable épidémie…

—  Je n’ai pas suivi, répond Jean-Bernard.

—  On les trouve sur Facebook, Instagram et compagnie, mais en réalité, ce sont de vulgaires montages photos. Généralement, ce sont des caricatures de Zelensky en ogre avalant les dollars et les armes de l’Occident. Ils sont sans doute faits par des milieux proches du Kremlin et ils sont relayés par les médias russes pour montrer au peuple que la contestation existe à l’Ouest. Là aussi de la com, toujours de la com…

—  Et à Sainte-Soline, lors des affrontements à propos des bassines, il n’y aurait pas des Russes derrière tout ça… ?

—  Tu vas un peu loin, là, Jean-Bernard…, reprend Charles. On peut évidemment voir des Russes partout, mais quand même…

Ludovic jette un regard circulaire. Autour d’eux, les tables sont vides. Une résignation semble régner dans l’attente d’événements dont on ne sait ce qu’ils peuvent apporter, si ce n’est une certaine lassitude qu’aucune solution n’émerge à l’horizon. Les touristes y contribuent par leur non-présence : 30 % de réservations en moins, beaucoup d’annulations, la Ville Lumière est en train de pâlir. Il conclut :

—  En tout cas, des Russes, il n’y en a pas ici, nous sommes les seuls dans ce café, sauf si l’un d’entre nous est un agent de l’étranger…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

27 mars 2023

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