Chroniques vingt-et-unièmes — Tout le monde sera en retraite — 20 février 2023


 Tout le monde sera en retraite


—  Cent euros de prime pour ceux qui utilisent leur voiture. C’est toujours mieux que rien, mais ça ne répond pas au problème de l’inflation.

Sébastien n’a pas retiré son parka. Il est venu chercher Xavier pour une balade en forêt et n’a pu s’empêcher cette remarque.

—  D’accord, mais ça coûte quand même un milliard à l’État. Enfin, si ça peut aider…

Xavier est de mauvaise humeur. Sébastien ne va pas remettre ça ! Et pourtant, celui-ci réplique d’un ton acerbe :

—  Bien sûr que ça aide, tu n’es pas au SMIC, toi !

—  Toi non plus, d’ailleurs… Mais puisque tu en parles, la voiture a encore de beaux jours devant elle. Il faut dire qu’on n’a plus vraiment confiance dans le train. Les contrôleurs, les conducteurs et les aiguilleurs se partagent la tâche de faire grève au moment où ça dérange le plus.

—  S’ils font grève, c’est pour une bonne raison !

Et c’est reparti !

—  Il y a toujours de bonnes raisons, mais il y a des choses que j’ai du mal à comprendre : en 2021, la loi climat a renforcé le monopole de la SNCF en interdisant les vols en avion lorsqu’un trajet en train est possible en moins de deux heures trente, et pendant ce temps, les employés multiplient les grèves. Que cherchent-ils ? Qu’une nouvelle loi les empêche de faire la grève les jours de grands départs ?

—  Quel amalgame ! siffle Sébastien.

—  Non, non, j'aspire simplement à comprendre ces contradictions.

—  J’en connais des contradictions : la SNCF fait des bénéfices record et elle refuse les hausses de salaire demandées par les syndicats !

—  Ah, tu fais allusion à l’information qui a fuité en fin d’année dernière…

—  Exactement !

Xavier dénoue le châle dont il venait de s’entourer. La promenade va attendre. D’ailleurs, il fait peut-être encore un peu frais. Il regarde par la fenêtre, le soleil ne perce pas depuis trois jours, puis il fixe gravement son ami :

—  D’accord, on annonce un bénéfice de 2,2 milliards d’euros. Aussitôt, on évoque un « pactole » qu’il faut tout de suite redistribuer. On oublie simplement que la SNCF touche par an près de 20 milliards de subventions de l’État et des collectivités territoriales, qu’elle a fait des pertes colossales durant des années –  5 milliards rien que pour 2020 et 2021 – et que 35 milliards de sa fabuleuse dette ont été effacés après la réforme ferroviaire de 2018, moyennant la fin du régime spécial de retraite pour les nouveaux embauchés, ce qui n’empêche pas cette dette d’être remontée aujourd’hui à plus de 30 milliards. Alors c’est vraiment un pactole ? Ça permettra au moins de rénover les voies…

Il s’interrompt, reprenant son souffle, il n’invente rien, il lit Les Échos tous les jours. Mais Sébastien ne se décourage pas :

—  Tu raisonnes en comptable. En attendant, la colère gronde.  Borne est passée en force avec le 47-1, ça ne s’est jamais fait pour un texte de ce genre…

Il n’a pas tort, se dit Xavier, mais il pense aussi que certains ne voulaient pas de vote, les insoumis notamment, pour contester ensuite la légitimité de la réforme, que si on avait laissé trois mois aux débats, ce n’est pas 20 000 amendements qu’on aurait eus, mais 200 000, avec un résultat similaire. 

Sébastien poursuit :

—  Et regarde ces salaires de misère, ces retraites indignes… Le gouvernement a menti, il annonçait pourtant une retraite minimum de 1 200 euros !

—  Il y a ceux qui n’ont pas compris et ceux qui font mine de ne pas comprendre. 1 200 euros, ça tombe sous le sens, c’était évidemment pour ceux qui ont toutes leurs annuités et qui ont travaillé à taux plein. Sinon, qu’est-ce que ça voudrait dire ? À l’extrême, celui ou celle qui n’aurait cotisé qu’un trimestre dans sa vie, et même pas à taux plein, aurait droit à 1 200 euros ? Et certains toucheraient plus que durant leur activité ? Si c’est ça, appelons la chose autrement, parlons du « revenu universel pour seniors », du « RUS » – tiens, c’est d’actualité… Pourquoi pas, mais ça n’a aucun rapport avec la retraite.

Sébastien est presque hors de lui. On ne plaisante pas avec des sujets aussi graves.

—  Tu tournes tout à la dérision… Mais tu vas voir, le 7 mars, le pays sera bloqué, la réforme ne passera pas !

—  Écoute, on a déjà suffisamment discuté tous les deux de la réforme des retraites, soupire Xavier. Tu connais ma position, je l’aurais faite différemment en ne jouant que sur le nombre d’annuités réelles. Mais ce n’est qu’une opinion personnelle. Par contre, ce qui me gêne, c’est que dans la bouche de beaucoup de gens, le rêve démocratique, comme on dit, se réduit à « mettre le pays à l’arrêt », comme si on perdait de vue que c’est l’activité qui finance tout le reste, tout le système social, et les retraites en particulier. Cela étant, vouloir mettre le pays à l’arrêt, c’est raisonner comme au XXe siècle. Tout a changé depuis. La France ne sera pas du tout bloquée, ce que je déplore dans un certain sens, d’une part parce qu’il y a le télétravail, mais aussi parce que les machines et les algorithmes veillent au grain. On les oublie, les machines, ce sont pourtant elles qui font en grande partie tourner le pays, et vouloir mettre le pays à l’arrêt ne peut que renforcer la tendance. Quand on n’aura plus que des machines et l’intelligence artificielle, on jettera les hommes, et là, tu peux en être sûr, tout le monde sera en retraite !

—  Tiens, tu lis de la science-fiction, maintenant…

Émeline surgit dans le salon. Elle a entendu des éclats de voix, ces deux-là se croient dans la cour de récré, et ça recommence à chaque fois, elle se demande comment ils parviennent ensemble à jouer aux échecs ou à vagabonder en forêt.

—  Je pensais que vous alliez faire un tour dans la campagne. Ça fait déjà une heure que Sébastien est arrivé et vous êtes encore là à parler ? À vous étriper, peut-être…

—  Nous discutions en gentlemen avisés, répond Xavier.

Sébastien s’esclaffe :

—  Gentlemen ? Alors là, on n’est même plus au XXe siècle !


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

20 février 2023

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