Chroniques vingt-et-unièmes — On n’en est plus là — 13 février 2023


 On n’en est plus là


Ils attendent debout l’arrivée du professeur Marcus. Guillaume, Louis, Elsa, Ludivine, Damien, Kevin… C’est étonnant de sa part, lui qui n’est jamais en retard, et même toujours en avance.

Depuis quinze minutes, il devrait être là. Et impossible de commencer une séance du Liber Circulo sans lui, ce serait un précédent, presque une injure, ça ne s’est jamais produit.

—  Et en plus, c’est lui en personne qui planche ce soir… De quoi va-t-on parler ? se demande Louis.

—  De Michel Houellebecq, peut-être ? fait Guillaume avec un large sourire.

Exclamations. On ne dira pas que l’écrivain ne laisse pas indifférent, ce serait une expression un peu trop usée. Mais tout de même, Houellebecq ! Il fait la une en ce moment, et pas dans la rubrique littéraire.

—  Je ne sais pas ce qu’il cherche… répond Elsa. Jouer dans un film érotique !

Ludivine affiche une moue :

—  Avec sa gueule de fin du monde…

—  Ah, non ! la reprend Louis. Toi qui appartiens à un cercle de littérature… Et quel cercle ! On ne va pas encore répéter qu’il faut dissocier l’œuvre de l’auteur. Son apparence physique n’a rien à voir avec ce qu’il écrit. Je suppose que les derniers événements doivent être liés à son prochain bouquin. Une manière peut-être d’en faire la publicité. Le buzz, comme on dit. Et d’ailleurs, ça marche, je suis le premier à en parler !

—  En tout cas, moi, ça me saoule ! dit Ludivine qui sort son téléphone (lequel ne se tenait pas loin dans la poche arrière de son pantalon) pour penser à autre chose.

Louis poursuit :

—  Drôle d’affaire, quand même. On se demande comment Houellebecq s’est retrouvé dans une telle situation. Il est dans de beaux draps ! – si j’ose dire…

—  Bravo, Louis, reprend Guillaume. Dans la bande-annonce du film en question, décrit comme érotique – et peut-être même porno –, on le voit au lit en train de s’ébattre avec une jeune femme. Et cette bande-annonce fait en ce moment le tour des réseaux sociaux. Selon ses avocates, les propos qu’on y trouve « portent violemment atteinte à sa dignité », et Houellebecq affirme qu’il l’a découverte « avec consternation et dégoût », mais enfin, c’est bien lui qui a tourné la scène, non !?

—  À moins que ce ne soit un deepfake ! sourit Elsa.

—  Je ne crois pas, on n’a pas parlé de ça…

—  Oui, renchérit Louis, c’est bien lui qui a tourné, et il devait y avoir certaines conditions. Mais à l’évidence, il ne s’est pas entouré de toutes les précautions. En fait, depuis longtemps, Houellebecq est un funambule qui se balance sur une corde de plus en plus fine. Et il arrive à tout funambule de chavirer…

Il regarde la rampe d’escalier qui mène à la salle en étage où ils discutent en ce moment. Le retard de Marcus augmente. Guillaume rétorque :

—  Belle image, encore… Apparemment, c’est le commentaire de la bande-annonce que Houellebecq ne supporte pas.  On y raconte, je cite, que sa femme japonaise aurait séjourné un mois au Maroc pour y dénicher des prostituées en vue du voyage de noces qui devait s’y dérouler. C’est inattendu, et assez dégradant…

—  Écœurant, plutôt… s’étouffe Ludivine en relevant le nez de son portable.

Louis fixe son visage larmoyant à force d’être concentré sur l’écran.

—  Je ne te le fais pas dire, si c’est vraiment avéré. Mais si c’est faux, je comprends sa réaction. Et puisque c’est un film qui sort, prenons-le comme une fiction. On n’accuse pas sans preuve…

—  Mais ça commence à faire beaucoup, insiste Guillaume. Déjà, en décembre dernier, il y a eu cette affaire avec le recteur de la Grande Mosquée de Paris. On allait tout droit au procès après des propos jugés violents que Houellebecq avait prononcés à l’encontre des musulmans lors d’un entretien avec Michel Onfray. Heureusement, le Grand Rabbin de France s’est interposé et a réussi à réunir Houellebecq et le recteur qui a ensuite retiré sa plainte, visiblement satisfait que l’autre ait exprimé des regrets.

Louis hoche la tête.

—  Si on peut régler ce genre de choses à l’amiable…

—  Et, continue Guillaume, remercions donc le Grand Rabbin de France qui a fait ça parce que, dit-il, Houellebecq est un « immense écrivain, un immense penseur ».

—  Pour moi, effectivement, c’est un grand écrivain, approuve Louis (il ne fait pas attention à la moue qui déforme le visage de Ludivine), et il a des idées justes, du moins il met le doigt là où ça fait mal, en décrivant très bien la vie consternante de « l’homme moyen occidental ». Cela ne vient pas de moi, mais d’un critique dont j’ai oublié le nom.

C’est au tour d’Elsa de faire la moue :

—  Déjà, il faudrait définir ce qu’est un « homme moyen occidental ». Tu sais bien que les moyennes… En tout cas, moi, je déteste sa vulgarité.

Kevin, qui n’est pas encore intervenu jusque-là, prend la parole. Comme professeur de littérature, il a l’habitude d’être écouté.

—  Il y a chez Houellebecq de très beaux passages montrant une intense réflexion, et oui, c’est vrai, il y a aussi de la vulgarité. Mais c’est sa marque de fabrique, il a inventé quelque chose. Un artiste, c’est quelqu’un qui invente…

—  Je m’en serais bien privé de cette invention-là… soupire Elsa. Je préférerais qu’on parle d’autre chose. Ce n’était pas le thème de la soirée, il me semble…

—  On ne le connaît pas, mais tu as raison, parlons d’autre chose, approuve Guillaume.

Entre deux mouvements du pouce sur son téléphone, Ludivine demande :

—  De quoi ?

—  De l’affaire du ballon, peut-être…

—  Du ballon chinois ?

—  Mais non, Ludivine ! Le ballon représentant la tête de Dussopt !

Ces jeunes ! pense Louis, ils ne captent les informations que par bribes, comme des échos étouffés d’un temps auquel ils seraient étrangers.

Et cette fois-ci, c’est Damien qui s’exprime :

—  On a peut-être atteint le fond, là, quelles que soient les opinions que l’on peut avoir.

Louis n’est pas de cet avis :

—  Malheureusement, c’est une longue tradition depuis que la République existe. Sous les Deuxième, Troisième et Quatrième République, on a connu les mêmes dérives. Quelquefois, l’Assemblée était un champ de bataille – verbale, je précise, car on n’a quand même jamais vécu la castagne. Et souvent, les journaux s’en mêlaient. Rappelez-vous la femme du ministre Caillaux qui a tiré sur le directeur de l’époque du Figaro parce qu’il faisait une campagne de presse contre son mari. C’était juste avant la guerre de 14.

—  On n’en est plus à ces manières !

—  Mais heureusement ! Et sans remonter jusque-là, on se rappelle du duel, pour de vrai sur le pré, de Gaston Deferre et René Ribière en 67. C’était à la suite d’une insulte de Deferre en pleine Assemblée.

Un bruit de pas. Le professeur Marcus vient de surgir essoufflé dans la salle après avoir monté les marches. Le froid aidant, il est apparu dans sa tenue d’hiver favorite, grand manteau noir, chapeau en feutre qui lui tombe sur le nez, et écharpe rouge à la façon d’Aristide Bruant.

—  Excusez-moi les amis, j’espère que vous avez bien avancé…

—  Mais on t’attendait, cher président. Et surtout, on attendait ton sujet…

—  Mon sujet ? Ce soir, je voulais vous parler de Houellebecq…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

13 février 2023

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