Chroniques vingt-et-unièmes — Encore quelques efforts — 6 février 2023


 Encore quelques efforts


Hamid reçoit pour la première fois Émeline dans la petite chambre du foyer qui a bien voulu l’accueillir. Pour obtenir cette chambre, sa régularisation a bien facilité les choses. Et officialisé son poste de garçon de restaurant.

Près de trois ans se sont écoulés depuis qu’il a gagné la France par des chemins de traverse, puisque celle-ci, malgré les services rendus en tant que traducteur, a tardé à lui accorder un visa.

La chambre qui comporte coin cuisine et sanitaires est vaste pour lui : vingt mètres carrés, presque le paradis.

Il a offert à Émeline un repas typique afghan : un mantou, plat de raviolis qu’il a mis longtemps à préparer. Mais Émeline qui l’a aidé et protégé depuis son arrivée en France vaut bien cela. Il n’a pas lésiné sur la coriandre et les oignons, et son invitée a aimé.

À présent, ils dégustent un ferni comme dessert, à base de maïzena et de lait, rehaussé de cardamome.

Émeline apprécie aussi. Elle demande :

—  Comment se passe ton intégration ?

Intégration. Les Français adorent parler d’intégration.

Un mythe, pourtant. Tant de communautés qui vivent les unes contre les autres en s’ignorant…

Mais la France ne serait pas la France sans l’intégration. C’est l’une de ses valeurs (les « valeurs de la France… ») dans un ensemble où il est souvent question de liberté, d’égalité et de fraternité, que l’on brandit comme programme, mais dont on peine à saisir la consistance réelle sur le terrain. 

Peut-être parce qu’on s’est fixé des buts impossibles à atteindre.

Hamid a occupé une bonne partie des trois années à l’observer, cette France. Le mot « démocratie » y revient le plus souvent.

Et pour lui, ici comme dans d’autres pays démocratiques, le rapport à cet idéal est curieux, virant presque à la schizophrénie. Un rapport de défiance. Alors que la démocratie est sur toutes les lèvres, de toutes les discussions, le résultat d’une élection est aussitôt contesté par ceux qui n’ont pas voté pour le vainqueur, comme si, au fond, la démocratie n’était acceptable que lorsqu’elle favorise son propre camp. Hamid a souvent entendu circuler les termes de « manque de légitimité » pour un élu disposant d’une faible majorité ou arrivé à son poste avec une forte abstention. Il constate que dans les régimes autoritaires, les opposants au pouvoir en place sont beaucoup moins exigeants, beaucoup moins nombreux – généralement une petite minorité – à critiquer les excès et les dérives, et c’est peut-être justement pour cette raison que le régime autoritaire s’y est implanté. Alors, tout ne serait qu’une question de peuple ? Il existerait des peuples rétifs à tout autoritarisme, voire à tout système politique en général, et d’autres se laissant soumettre avec une facilité déconcertante ? Pas si simple, sans doute. Il réfléchit : rien n’est simple ; si la vie était simple, on demanderait  rapidement à l’abréger, car s’installerait un sentiment de routine insupportable.

—  Je suis désolé pour ce qui se passe avec les femmes en Afghanistan, continue tristement Émeline. 

Là aussi, un mystère.

Un jour, en arpentant les allées d’un vide-grenier, il est resté figé devant une carte des empires coloniaux de la fin du XIXe siècle. Le monde, alors, avait été presque entièrement dépecé par les États occidentaux, mais il subsistait en Asie une tache blanche sur la carte, l’emplacement de son pays. Car ni l’Empire britannique ni la Russie des tsars, les puissances voisines, n’avaient pu en venir à bout. C’était la fierté de l’Afghanistan de rester libre, et trop opiniâtre la résistance de ses habitants à subir le joug d’un envahisseur. 

Un siècle plus tard, même constat : en 1990, après dix années de combats acharnés, l’URSS abandonnait sa tentative de conquête de l’Afghanistan, oubliait ses velléités d’expansion vers les mers chaudes. Cette aventure, d’ailleurs, devait peser dans l’écroulement du monde communiste. 

Alors pourquoi, en août 2021, cette défaite si rapide face aux talibans ? Comment expliquer cette déroute de l’armée régulière pourtant richement équipée par les Américains ayant déversé pendant vingt ans 1 000 milliards de dollars sur le pays ? Pourquoi ce renoncement ? Une petite voix qu’il voudrait taire lui crie que, finalement, la population n’y est pas si défavorable. Sinon, pourquoi 40 millions d’habitants auraient-ils accepté si facilement l’arrivée de 70 000 talibans ? C’est une position dure à porter, qu’il gardera discrètement pour lui, au regard de tous les reportages montrant les opposants, surtout les femmes, face aux restrictions qui s’abattent.

Devant son silence, Émeline poursuit :

C’est vrai qu’à côté, nos problèmes de retraite paraissent secondaires…

—  Moi, ce que j’aimerais, c’est la retraite des talibans, lui répond-il.

Émeline éclate de rire.

—  C’est incroyable que tu aies autant d’humour après tout ce que tu as supporté.

L’humour lui est nécessaire, au moins pour constater le fossé qui existe entre les aspirations des différents peuples. Celles des Afghans se résument à une seule formule, plutôt simple : survivre. En Occident, et particulièrement en France, puisqu’il peut l’observer, les aspirations lui semblent sans limites. Il a vaguement entendu parler de la théorie de la pyramide de Maslow, de cette graduation des besoins humains. Un désir assouvi, et aussitôt dix autres qui émergent, moins basiques, moins essentiels, mais assurant un certain confort de vie. Il a l’impression que la pointe de la pyramide peut tendre à l’infini vers l’immensité du ciel.

—  L’humour ne rend pas aveugle…

—  Et fin avec ça ! Tu commences à découvrir les subtilités de notre langue…

Pour Hamid, c’est un compliment qui vaut toutes les récompenses du monde. Son rêve est qu’on oublie ses origines.

Et avec quelques efforts encore, il y arrivera.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

6 février 2023

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