Chroniques vingt-et-unièmes — Un facteur de rassemblement — 9 janvier 2023


 Un facteur de rassemblement


Le professeur Marcus n’en revient pas : la capsule Orion embarquée lors de la mission Artemis 1 autour de la Lune est retournée sur Terre le 11 décembre dans une quasi-indifférence après un parcours de 2,2 millions de kilomètres. On y a pourtant testé à l’occasion un bouclier thermique révolutionnaire capable de résister à une température d’entrée dans l’atmosphère de 2 800 °C, la moitié à peu près de celle qui règne à la surface du Soleil. Et on a à peine évoqué le lancement le même jour d’un atterrisseur lunaire japonais qui devra se poser en avril prochain. 

La Lune, c’est clair, n’est plus l’attraction du siècle.

Sauf quand on nous la promet.

Elle le fut cependant au précédent et Marcus se demande justement s’il n’est pas d’un autre siècle.

On lui fait remarquer d’ailleurs, lui qui s’apprête à devenir sexagénaire, mais c’est comme s’il mettait ses pas dans un monde étranger, sentant autour de lui se multiplier les sourires de commisération.

Le temps assassin ! Il se contenterait de dix ans de moins.

Il songe à un passage intéressant du dernier bouquin de Delphine Horvilleur, femme rabbin du Mouvement juif libéral de France et fondatrice du Café biblique. Dans ce livre, Il n’y a pas de Ajar, elle relate, en en tirant les conclusions, l’initiative d’un Néerlandais de 69 ans, un peu fou certainement, pas du tout heureux d’être relégué à la retraite, et s’estimant donc « victime de discriminations » du fait de son âge, à la fois « sur le marché de l’emploi et en amour ». Considérant que l’époque permet tout, notamment le changement de sexe dévolu à la naissance, il a intenté une action en justice pour que l’état civil abaisse son âge de vingt ans !

Cette démarche part d’un constat : puisqu’on peut dorénavant changer de sexe, pourquoi ne pas changer d’âge ? Il est vrai que la tendance est forte. L’Espagne, qui en matière sociétale s’inspire beaucoup des exemples scandinaves, vient d’adopter la « loi trans » autorisant toute personne, dès seize ans, à faire modifier son nom et son sexe sur ses documents d’identité, et ce par une simple formalité administrative. Une seule restriction : les 14-16 ans devront être accompagnés de leurs tuteurs (à noter que le terme de parent semble être devenu imprononçable).

Les esprits paraissent donc préparés à une rectification d’état civil. Hélas, pour l’âge, ce n’est pas le cas. La justice a rejeté la requête du Néerlandais, redoutant peut-être une manœuvre démoniaque, un risque de jurisprudence qui inciterait, à l’inverse, des esprits malveillants à se vieillir pour profiter plus tôt de certains avantages, comme la retraite !

Mais pourquoi s’acharner sur le temps ? N’est-ce pas une donnée subjective ? Une invention de l’homme ? Bergson l’a montré (« C’est nous qui passons quand nous disons que le temps passe… »), et Marcus en discutait, pas plus tard que la veille, avec son ami Louis :

—  Prends par exemple Noël. Normalement, Noël c’est le 25 décembre, mais maintenant il commence au 15 novembre. Et l’Épiphanie : le 6 janvier débute le 1er décembre. Et je ne te parle pas du Black Friday. Au début une journée, puis un week-end. Cette année, il s’est étalé sur une dizaine de jours. Dans trois ans, ce sera un mois !

—  Ce n’est pas vraiment une augmentation du continuum de temps, lui a fait remarquer Louis, mais plutôt une augmentation du continuum d’interprétation…

—  Ou quelquefois, c’est l’inverse. Tu as déjà constaté qu’une quarantaine ne va jamais jusqu’à quarante jours… Et même les minutes de silence, elles ne sont plus ce qu’elles étaient : aujourd’hui, elles n’en font plus que la moitié, en moyenne.

—  Si tu le dis…

Et Marcus, intarissable, a poursuivi :

—  Autres exemples, très actuels. Poutine fait la guerre en Ukraine pour « dénazifier » le pays. On assiste ainsi à une contraction du temps : ce qui s’est passé entre 1945 et aujourd’hui n’existe plus, la victoire des Alliés est oubliée, et l’après-guerre aussi, la Russie combat toujours et sans relâche le nazisme ! En voulant éviter un Quatrième Reich ! Et son « opération militaire spéciale » destinée initialement à durer trois jours s’éternise depuis maintenant dix mois. Et ce sera probablement bien davantage. Incroyable, toutes ces distorsions du temps !

—  Ça me plaît de t’entendre délirer comme ça… 

Louis se demande parfois si Marcus n’a pas adhéré au collège de pataphysique, cette « Société de recherches savantes et inutiles », cultivant la « science des solutions imaginaires », dont Alfred Jarry fut l’inspirateur, et qui traverse les âges.

—  Mais tu parlais de la Lune…

Louis a compris ce que ressent Marcus. La Lune n’attire plus, sans doute parce qu’il ne s’agit que d’un saut de puce à l’échelle de l’espace interstellaire. Il faudrait d’autres horizons, d’autres ambitions, des idées neuves, sans écarter les étincelles de folie.

Des idées neuves, il en existe.

Toutefois, il ne va pas jusqu’à épouser – mais peut-être a-t-il tort – la théorie qu’expose dans son dernier livre Nathalie A. Cabrol, astrobiologiste et directrice scientifique de l’institut Seti (« Search for Extra-Terrestrial Intelligence »), qui estime qu’« il y aurait au moins une douzaine de civilisations avancées dans notre galaxie ». Il est vrai que le nombre d’exoplanètes découvertes explose, mais cela paraît une affirmation un peu osée. Et d’ailleurs si l’on suit cette idée, pourquoi se limiter ? Pourquoi pas mille ou un million de civilisations, compte tenu des centaines de milliards d’étoiles de la Voie lactée ?

Et quid en cas de confrontation ?

Nous avons déjà suffisamment de problèmes entre nous les hommes, qui ne formons qu’une seule espèce…

À moins que ce ne soit là un facteur de rassemblement.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

9 janvier 2023

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