Chroniques vingt-et-unièmes — Tout seul au monde — 30 janvier 2023


 Tout seul au monde


La grosse boule disparaît peu à peu à son regard, sa voile solaire tournée vers la lune pâle.

La foule s’égaie en désordre, et il flotte encore dans l’air quelques-uns des refrains qui ont enflammé la salle. 

Au contraire des hommes, les chansons ne meurent pas.

Sur la passerelle qui l’éloigne de la Seine musicale de Boulogne-Billancourt, Quentin pense au spectacle auquel il vient d’assister. Un spectacle d’exception, peut-être un peu trop bruyant. Il a accompagné ses parents qui ont insisté, insisté pour qu’il découvre avec eux dans une communauté d’émotions ce qu’ils considèrent à présent comme partie intégrante de la culture générale.

C’était Starmania, ce spectacle, réédition de l’opéra rock sorti en 1979, ce concentré de sublimes mélodies composées par un Michel Berger au sommet de son art. L’une des dernières représentations avant une tournée qui sera certainement triomphale en province.

Le scénario est sombre, apocalyptique au possible, totalement tiré par les cheveux. Mais c’est l’occasion d’y dénoncer l’argent-roi et le capitalisme prédateur – déjà –, la catastrophe écologique, le racisme ambiant et le besoin sécuritaire, avec en toile de fond une cité gangrenée par la violence de bandes underground, cohortes de jeunes en révolte n’aspirant qu’à se faire une place au soleil pour profiter simplement de la vie. Seule lueur : un syndrome de Stockholm, prélude à l’amour.

À sa création, l’histoire est décrite comme futuriste ; et l’avenir présenté comme douloureux. Mais finalement le pire annoncé n’est pas arrivé, la société a tenu, malgré les soubresauts. Et c’est ce qui rend son père Jean-Bernard optimiste.

Malgré les certitudes, le pire n’est jamais sûr.

Quentin ressent pourtant des similitudes avec la période actuelle. Les paroles hurlent encore dans sa tête : « Nous tout ce qu’on veut, c’est être heureux / Être heureux avant d’être vieux / On a pas le temps d’attendre d’avoir trente ans (…) Quand viendra l’an 2000 on aura quarante ans / Si on vit pas maintenant, demain il sera trop tard… »

Être heureux avant d’être vieux… Tout n’est-il pas dit ? Demain il sera trop tard… 

Et il y a cet aveu d’être décalé dans son époque : « J’ai jamais eu les pieds sur terre / J’aimerais mieux être un oiseau / J’suis mal dans ma peau / J’voudrais voir le monde à l’envers / Si jamais c’était plus beau / Plus beau vu d’en haut… »

Quentin était de la « Marche pour nos retraites » entre Bastille et Nation. Une marche de jeunes refusant d’être de la « chair à patron », de devenir une « génération sacrifiée » ; défilant pour « dire stop à cette mesure antisociale » ; ayant peur de la diminution du nombre d’emplois puisque les rares disponibles seraient, à cause de la réforme, accaparés davantage par les seniors. 

« Comme si tout se valait, comme si le marché de l’emploi était un gâteau que l’on partage », a dit Jean-Bernard. 

Mais les jeunes ont obtenu le soutien de Jean-Luc Mélenchon qui a maudit le président en exercice (« Soyez maudit de vouloir transformer toute notre existence en marchandise… Vive la vie ! À bas la mort ! »). 

« Quel message d’espoir ! », a renchéri son père avec ironie. Le tribun a-t-il cru un bref instant, dans un indicible élan mystique, touché par une grâce surnaturelle, qu’il se réincarnait dans la peau flétrie de Jacques de Molay en 1314, Grand Maître des Templiers déchu qui, toussotant déjà sous la fumée dégagée par le bûcher et essayant de protéger de l’appétit des flammes ses jambes amaigries par les sévices qu’il avait endurés, trouvait tout de même la force de défier le pouvoir en place et de jeter son anathème sur le roi Philippe IV et toute sa descendance ? Ou bien un symbole ? Était-ce parce ce que ce 21 janvier marquait le 230e anniversaire de l’exécution de Louis XVI ?

Heureusement, Quentin a choisi pour ses études un cursus d’arts du spectacle. Il n’aura pas plus tard à dire : « J’aurais voulu être un artiste… »

La foule est maintenant agglutinée face à la bouche de métro, et Quentin ne sait plus si ses parents sont devant ou derrière lui. Il aimerait interroger chaque personne – il y a justement des jeunes, beaucoup de jeunes – pour connaître son opinion profonde. Une fille camouflant des cheveux d’or sous un bonnet écarlate a esquissé un sourire quand il a braqué son regard vers elle. 

Mais sa timidité l’étouffe. Et reviennent ces paroles lancinantes : « On dort les uns contre les autres / On vit les uns avec les autres / On se caresse, on se cajole / On se comprend, on se console / Mais au bout du compte / On se rend compte / Qu’on est toujours tout seul au monde… »

Le monde est dur comme de la pierre, c’est sans doute ce que pense toute une génération, la sienne. « Stone, le monde est stone / Je cherche le soleil / Au milieu de la nuit / J’sais pas si c’est la terre / Qui tourne à l’envers / Ou bien si c’est moi… ».

En 1979 comme aujourd’hui, un futur anxiogène a chassé le romantisme révolutionnaire.

Ne reste-t-il alors que l’amour ? « Au secours / J’ai besoin d’amour / Au secours / J’ai besoin d’amour (…) Comme l’oiseau a besoin de ses ailes pour voler / Besoin d’amour / Comme la lune a besoin de la nuit pour briller / J’ai besoin d’amour… »

Le portillon l’engloutit. À une dizaine de mètres devant lui, ses parents qui lui font de grands signes. Sont-ils passés par ce chemin de pensée, ou ce labyrinthe ? Ils voyageront ensemble en direction de Mairie de Montreuil. Lui les quittera à Michel-Ange pour prendre la ligne d’Austerlitz. Peut-être échangeront-ils leurs impressions.

Il presse le pas et les rejoint.

—  On t’avait perdu… Alors, ton avis sur le spectacle ?

Son avis ? Expliquer qu’on vit dans un monde ou rien ne change, que rien ne changera jamais ? Ses parents lui ont offert la soirée, il n’a pas envie d’une dispute.

—  Mon avis est que le spectacle est un peu daté…

—  Ah, ça nous rassure !


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

30 janvier 2023

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