Chroniques vingt-et-unièmes — Les désirs les plus tenaces — 16 janvier 2023


 Les désirs les plus tenaces


Une réunion – appelons-la ainsi – dans le bistrot place du Trocadéro. C’est la première de l’année, celle de leur club informel d’officiers en retraite.

La terrasse est bruyante malgré le froid qui revient doucement. Jean-Bernard, Ludovic et Charles sont attablés devant tasses de café et tartines beurrées dans le fond de la salle. Et de quoi parle-t-on entre officiers en retraite quand la guerre est toute proche ?

Ludovic s’enflamme, il évoque les frappes aveugles sur le territoire de l’Ukraine. Rien de bien nouveau, pourtant. Les Russes frappent les civils quand ils n’arrivent pas à leurs fins par d’autres moyens. C’est une pratique qu’ils ont largement expérimentée, sur le territoire ukrainien déjà, en 1922 et 1932, par des famines organisées qui ont tué des millions de personnes. Aujourd’hui, parce qu’ils ne parviennent pas à venir à bout de l’armée ukrainienne, en subissant même sa contre-offensive, ils essaient de plonger le pays dans l’obscurité et dans le froid en ciblant les installations énergétiques par des missiles de croisière et des drones kamikazes iraniens.

La population russe n’a pas vraiment l’air de réagir, mais est-elle seulement informée ?

—  Tant qu’il a le soutien des oligarques… commente Charles. 

Ce soutien, jusqu’à quand ? Un virus porteur d’une nouvelle épidémie est apparu, semblant frapper expressément cette population. On compte à présent une douzaine de morts violentes parmi les oligarques, en moins d’un an. Il est temps de trouver un vaccin efficace !

—  La période est violente, soupire Ludovic. Le XXe siècle a été très violent, et ça continue… Bien sûr, on étaient des militaires, mais…

Jean-Bernard modère le propos :

—  On a connu pire…

Il explique qu’une étude internationale menée avec des spécialistes qui ont consigné dans une base de données tous les faits de violence au cours des âges tend à démontrer que la période la plus terrible de l’histoire de la planète est celle de la sédentarisation, au moment où les chasseurs-cueilleurs se transforment en éleveurs-cultivateurs. Ce qu’on appelle le Néolithique. « Tout le monde est en guerre avec tout le monde », pour reprendre la formule de l’un d’entre eux. Il s’agit en effet d’attaques de villages voisins lorsque les récoltes ne sont pas à la hauteur des espérances ou, à l’inverse, de la défense de son propre village contre les incursions d’étrangers animés de la même volonté. 

—  Eh bien figure-toi, conclut-il, que nous descendons des tribus ou des habitants des villages qui se sont montrés les plus belliqueux, et ce durant des milliers d’années. Il en reste nécessairement des traces… Nous en portons les gènes dont nous cherchons à chaque instant, par l’éducation, à limiter les manifestations. C’est un travail éternellement recommencé, digne de Sisyphe.

—  C’est une théorie comme une autre, rétorque Ludovic. En tout cas, je ne comprends pas pourquoi le peuple russe se laisse entraîner…

Jean-Bernard explique en reposant son café :

—  Le peuple russe n’a jamais connu la démocratie. Il ne sait faire qu’une chose : se laisser entraîner. Et il y a toujours l’ombre du KGB… 

Car le KGB mène à tout, poursuit Jean-Bernard. Tout le monde est au courant que Poutine en vient. Mais on ignore souvent que le patriarche Kirill de l’Église orthodoxe de Russie en est lui aussi issu, qui par sa fonction prêche la modestie tout en vivant somptueusement à Moscou, qui promet l’absolution de tous les péchés – il a été mêlé à plusieurs trafics en Russie et c’en est peut-être la raison – à tous ceux luttant contre l’esprit du mal en Ukraine.

Et puis cette constante à laquelle Jean-Bernard croit profondément : l’histoire de la Russie, c’est celle, éternelle, d’un empire qui se sent attaqué, qui s’imagine cerné par des voisins voulant l’asservir ou le détruire, et qui, par réaction, n’aspire qu’à s’étendre pour protéger ses frontières, devenues de ce fait indéfinies. Face à ce message répété depuis des siècles, le peuple russe en est convaincu.

Charles est plus conciliant, il exprime habituellement une autre opinion : depuis 2008, Poutine n’a cherché qu’à récupérer ou soutenir des territoires à population majoritairement russe ou prorusse – Abkhazie, Ossétie du Sud, Crimée, Donetsk, Louhansk –, et c’est tout. Autrement dit des miettes par rapport à l’empire soviétique issu des accords de Yalta. Si l’Occident l’avait compris, s’il ne s’était pas montré intransigeant, s’il n’avait pas imposé toutes ces sanctions, on n’en serait pas arrivé là.

Une pause. Des clameurs montent de la terrasse. On fête un anniversaire entre étudiants. Les trois regards s’y dirigent.

Charles sort une cigarette, la porte à sa bouche et la mâchouille, uniquement pour en extraire le goût. Il a arrêté de fumer depuis deux mois.

—  Poutine est un malin, dit-il, et il a le temps pour lui. Il sait même être sarcastique. Lorsque Biden a été atteint de la covid, il lui a proposé un dialogue « en direct » et en lui souhaitant un « bon rétablissement ». Quelle foutaise ! Cela veut bien dire ce que cela veut dire. En vérité, Poutine est depuis vingt ans au pouvoir et en a encore au moins pour dix ans. Il voit défiler les présidents américains, comme tous les dirigeants occidentaux, et les écoute d’une oreille distraite.

—  Malin, mais malade, intervient Ludovic.

La supposée maladie de Poutine ! Charles ironise :

—  Ah oui ?

—  On raconte qu’il est malade, qu’il aurait un cancer et que c’est à cause du traitement qu’il s’accrocherait de temps en temps à ce qui l’entoure…

—  Je me demande si ce n’est pas un fantasme d’Occidental, réagit Jean-Bernard avec une légère moue. Évidemment, ça arrangerait bien des choses, ça résoudrait quelques problèmes. Encore que… Si c’est pour avoir derrière un Medvedev ou un Kadyrov ! À côté d’eux, Poutine ferait presque figure de modéré…

Poutine, un modéré ! Là aussi, un rêve d’Occidental…

—  S’il ne disparaît pas avec la maladie, on l’aura avec les sanctions, insiste Ludovic. La Russie est presque en défaut de paiement !

Jean-Bernard a une perception différente :

—  Désolé encore de te décevoir, mon vieux, mais malgré ce qu’on raconte, la Russie est loin du défaut de paiement, même si les agences ont dégradé sa note. D’abord parce que sa dette budgétaire est très faible : 18 % de son PIB. On aimerait avoir ça en France ! Et puis, son excédent commercial est confortable, grâce au gaz et au pétrole qu’elle va vendre maintenant à d’autres pays. Mais son arme massue, c’est ses réserves de changes, les quatrièmes au monde. Sans parler de son stock d’or et son fonds souverain. En tout, près de 1 000 milliards de dollars ! Elle peut subir très longtemps les sanctions occidentales…

C’est ainsi que la réalité peut bousculer les désirs les plus tenaces.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

16 janvier 2023

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