Chroniques vingt-et-unièmes — La partie ne fait que commencer — 23 janvier 2023


 La partie ne fait que commencer


—  Alors, on la fait cette partie d’échecs ?

—  La mobilisation a été forte… Plus de deux millions de personnes ! Et ce n’est qu’un début…

Depuis un quart d’heure, Sébastien ne parle que de la réforme des retraites, injuste à ses yeux, et Xavier a retenu le terme de « mobilisation générale ».

—  Je préfère une mobilisation générale contre les retraites qu’une mobilisation générale contre la Russie.

—  Tu tournes tout à la dérision… la retraite est un droit. Peu de gens y parviennent en bonne santé.

Xavier réfléchit :

—  Oui, j’ai vu que Nicolas Mayer-Rossignol souhaiterait qu’on intègre la notion de « Reste à vivre » pour le départ à la retraite. Il faudrait peut-être faire passer à 50 ans une visite médicale à chaque personne pour déterminer combien de temps il lui reste à vivre afin qu’elle bénéficie d’un maximum de repos…

—  Et ça continue… La dérision, la dérision…

—  Pas du tout. Puisque tu tiens tant à parler des retraites, et qu’on n’arrivera pas à jouer, j’aimerais faire trois remarques liminaires.

Sébastien se méfie toujours de ce genre de propos, surtout quand Xavier a  décidé de s’expliquer.

—  Tu veux me donner une conférence ?

—  Écoute-moi… La première, c’est que le système a très bien marché tant qu’il ne fonctionnait pas.

—  Le système a très bien marché tant qu’il ne fonctionnait pas… Je ne comprends pas…

—  Mais oui. Le système de retraite par répartition que nous connaissons, celui du régime général, a été créé après la guerre. Pendant une quarantaine d’années, les salariés affiliés ont cotisé, cotisé… Dans cette période, ceux qui atteignaient l’âge de départ ne bénéficiaient pas d’une retraite à taux plein. Logique puisqu’il faut une carrière complète. Mais les choses se sont gâtées dans les années 80 au moment où ceux qui cotisaient depuis 1945 ont commencé à toucher, s’ils n’étaient pas morts, cette fameuse retraite à taux plein. Et c’est depuis ce moment qu’on entend parler du problème de retraite. Et la situation s’est présentée de façon identique pour les régimes complémentaires, car c’est le régime général qui déclenche les droits, même s’il s’agit de systèmes par capitalisation. En fait, il y avait un vice de conception à la base, au moins de curseurs. Et l’abaissement de l’âge de la retraite en 1981 de 65 à 60 ans n’a évidemment rien arrangé… Sans compter qu’il n’y a plus que 1,7 cotisant par retraité ! Et ce sera 1,2 en 2070…

—  On ne revient pas là-dessus, intervient Sébastien, c’était une avancée sociale ! D’ailleurs, la retraite à 60 ans existe dans d’autres pays.

—  Tu penses peut-être au Népal, à la Biélorussie ou à la Bolivie ? répond Xavier en invitant Sébastien à s’asseoir devant l’échiquier. Je ne suis pas certain que ces pays soient des modèles. On obtient effectivement la retraite à 60 ans mais on ne peut pas en vivre ; c’est donc en réalité une vue de l’esprit. Continuons, ma seconde remarque tient à l’attitude des Français…

—  Oui, 67 % des Français sont opposés à la réforme. On ne doit rien faire contre leur volonté…

—  Je vais te dire une chose : si on faisait un sondage sur les impôts ou les charges salariales, par exemple, 90 % des Français seraient contre le fait d’en payer. Même chose si on proposait de mettre le SMIC à 10 000 euros. Ils seraient pour ! Mais ça ne ferait pas avancer le débat. On a besoin d’impôts, de taxes et de cotisations pour financer notre fameux modèle social. En réalité, alors que l’expression « Intérêt général » est sur toutes les lèvres, chacun ne pense qu’à son intérêt particulier. Et l’intérêt particulier ici est de ne pas travailler davantage. Je n’en veux à personne, c’est dans la nature de l’homme, mais on est loin des grands idéaux.

Xavier se lève pour consulter un ouvrage relié de cuir dans la bibliothèque et revient en le tenant dans ses mains

—  Tiens, Machievel en parle dans l’un de ses Discours. Je vais te citer un extrait : « Ce n’est pas l’intérêt individuel, mais le bien général qui fait la grandeur des cités. Le bien général n’est certainement observé que dans les républiques ». Pourtant, il explique ailleurs que les hommes choisissent la plupart du temps leurs intérêts privés. Tu vois, ce n’est pas nouveau. Ce n’est pas mon livre de chevet mais j’en lis un passage de temps en temps.

» Et d’ailleurs, c’est la même chose au niveau des États : chaque État ne travaille que pour ses propres intérêts, malgré toutes les belles paroles que l’on entend ici et là. Le monde ayant tendance à se fractionner puisque le nombre d’États indépendants n’a cessé d’augmenter depuis un siècle, passant d’une trentaine avant la guerre de 14 à environ 200 aujourd’hui, on peut craindre le pire…

—  C’est un autre sujet, revenons aux retraites, rétorque Sébastien, finissant par s’asseoir. Les intellectuels se sont quand même prononcés contre la réforme !

Il songe à la tribune de la semaine contre le projet, « terriblement inégalitaire », réunissant des comédiens, des écrivains, des présentateurs et différents artistes comme Annie Ernaux, Jean-Pierre Darroussin, Corinne Masiero, Valérie Damidot, Adèle Haenel, Nicolas Mathieu, Thomas Picketty… Xavier commente :

—  Oui, j’ai vu ça. Picketty, on s’en doutait. Masiero, par contre, j’espère qu’elle ne va pas s’effeuiller à nouveau…

—  C’est petit !

—  D’accord, je retire…

—  Si elle l’a fait aux Césars, c’était pour la bonne cause !

—  Je le souhaite, sinon ce serait plutôt pervers. Allez, je redeviens sérieux… Cette tribune est étonnante de la part de personnalités qui ne prendront probablement jamais leur retraite…

—  Passons ! Et ta troisième remarque ?

—  Ma troisième remarque, poursuit Xavier avec une flamme sarcastique dans les yeux, c’est sur l’impact de ces grèves. Les temps ont changé avec la covid. Les syndicats n’ont pas encore intégré la révolution qu’a occasionnée la généralisation du télétravail. En période de grève, les employés des bureaux et les cadres restent dorénavant chez eux. Et qui trinque ? Ceux qui sont obligés de se déplacer pour gagner leur vie : personnel de ménage, de caisse dans les supermarchés, infirmiers et infirmières à domicile, assistants à la personne, ouvriers sur les chantiers… ceux qu’on appelle à présent les « premiers de corvée », en première ligne, les plus précaires et les moins bien payés souvent. Les syndicats ont-ils pensé à cela ?

—  Mais il y aura des blocages. 

—  Ah les blocages ! Attention à ne pas dépasser la limite. J’ai entendu des menaces contre des élus qui soutiennent la réforme et aussi contre les milliardaires. Une loi de 1972 réprime le fait de « pousser des tiers à manifester de la haine, de la violence ou de la discrimination à l’encontre de certaines personnes, en raison de leur religion, de leur origine nationale, ethnique ou de leur orientation sexuelle ». Bien sûr, il ne s’agit pas de religion, d’origine ou d’orientation sexuelle mais on n’en est pas loin…

Sébastien est furieux :

—  C’est n’importe quoi !

—  Non, ce n’est pas n’importe quoi. Les intimidations, les menaces, la violence comme on l’a vu dans le passé avec le saccage de permanences de députés, ça relève de méthodes fascistes. Ça existe depuis que le monde est monde, mais les fascistes en ont largement usé.

—  Tu ne vas quand même pas dire que les syndicalistes sont des fascistes !

—  Je n’ai pas dit ça, mais qu’ils évitent d’utiliser des méthodes fascistes.

—  Calmez-vous tous les deux ! réagit Émeline qui entre dans le salon. Vous n’avez pas commencé votre partie ?

—  Ça va venir, continue Xavier. (Et à l’adresse de Sébastien :) J’en termine pour mes remarques. Le problème principal pour moi…

—  Une quatrième ?

—  … n’est pas l’âge de départ à la retraite mais la création de richesses. Augmenter la durée du travail dans une France où les services prédominent ne crée pas de richesses. Ce qui en produit, c’est la recherche et l’investissement qui vont permettre de développer de nouvelles filières, de réindustrialiser et d’affronter la concurrence extérieure. Mais ce n’est pas simple. On entend beaucoup parler de réindustrialisation, mais la moindre perspective d’installation d’une usine dans un patelin provoque de l’urticaire, avant même que la première étude soit faite. On a le cas en ce moment, à tort ou à raison, avec un projet d’usine de laine de roche du groupe Rockwood à Courmelles près de Soissons.

—  L’usine va être polluante…

—  Attendons les études approfondies. Mais ce que je veux dire, c’est que la première réaction est de s’opposer. C’est pour ça que la réindustrialisation, ce n’est pas gagné, et la création de richesses derrière…

—  Bon, on joue maintenant. (À présent, c’est Sébastien qui s’impatiente.) Émeline est sortie mais elle va revenir…

—  Juste une minute.  En conclusion de mes remarques, compte tenu du désordre que provoque cette réforme et de son faible enjeu, puisqu’elle va engendrer très peu de richesses, j’aurais opéré un changement beaucoup plus simple en ne touchant pas à l’âge – là, tu vas être content –, et en augmentant seulement le nombre d’annuités. Mais je veux parler du nombre d’annuités réelles, et même des jours réels, car le système aujourd’hui est opaque. Ce n’est pas une durée effective qui est validée actuellement mais un équivalent-salaire. Un mois travaillé avec un fort salaire peut ainsi valider un trimestre entier. Il existe aussi des trimestres fictifs ajoutés selon certaines circonstances. (Xavier sort une calculette.) Si, à titre d’exemple, on retient 43 annuités réelles cotisées, soit 2 236 semaines ou 15 652 jours, une personne ayant travaillé à 16 ans partira à 59, à condition évidemment qu’il n’y ait pas de « trou » dans sa carrière, et une autre ayant débuté à 25 prendra sa retraite à 68 ans. N’est-ce pas équitable ?

—  Ce qui serait équitable, c’est que tu arrêtes maintenant de discuter. Émeline va se demander si je viens pour t’agresser ou pour jouer une paisible partie d’échecs avec toi. Elle va encore m’en vouloir !

—  Pourtant, gouvernement et syndicats restent chacun sur leurs positions, soupire Xavier. La partie d’échecs ne fait que commencer…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

23 janvier 2023

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