Chroniques vingt-et-unièmes — Des évidences pour avancer — 2 janvier 2023


 Des évidences pour avancer


L’année 2022 restera certainement comme un tournant. On s’habitue à le croire. Et Quentin, du haut de ses vingt-deux ans, y croit aussi. Mais son père Jean-Bernard lui dirait que la formulation perd de sa force, elle a été tant de fois utilisée !

Pourquoi parler d’un tournant ? La guerre s’est installée aux portes de l’Europe et il flotte sur le continent comme un parfum d’époque révolue, non pas la fin d’une insouciance ou d’une abondance, mais d’un sentiment d’inconséquence.

Ce parfum, toutefois, n’a pas encore atteint la piste de la discothèque où s’étire la longue nuit du jour de l’An. Les corps s’agitent mais ce n’est peut-être qu’un sursis.

Les arguments, pourtant, ne manquent pas.

D’abord, le covid19 a frappé et est survenue cette guerre mettant à mal l’approvisionnement énergétique.

Pour couronner le tout, cette obstination en Chine à confiner en masse, limitant les exportations de produits essentiels vers le reste de la planète. Confiner l’usine du monde, est-ce bien raisonnable ?

On s’est alors rendu compte avec ces événements, totalement improbables il y a seulement trois ans, que l’équilibre était fragile, que cette mondialisation forcée s’était installée dans un monde instable et non pacifié.

Avant, ce qu’on ne fabriquait pas sur place, on l’obtenait de l’étranger, sans se poser de questions. C’était un avantage mais aussi une perte de substance.

Aujourd’hui, on n’a toujours pas d’autre choix, mais on hésite : ne devrions-nous pas retrouver notre autonomie ?

Le plus difficile, réfléchit Quentin, est de faire machine arrière.

Il est plus facile de déconstruire que de construire, de désindustrialiser que de réindustrialiser. 

Et l’Occident assis sur ses certitudes et donneur de leçons de vertus est en train de l’apprendre.

Là, son père Jean-Bernard serait d’accord, mais les avis divergent sur ce qu’il faut reconstruire, sur le coût écologique de la réindustrialisation.

Mais ce n’est que la roue de l’histoire qui régulièrement rebat les cartes, qui balaie les empires assoupis sur eux-mêmes et en crée d’autres.

Cet Occident sûr et dominateur a forgé sa puissance durant des siècles en asservissant la planète. Il importait des matières premières à bon compte et exportait sur des marchés captifs. Il n’a pas su capter le signal de la décolonisation, assuré que sa force serait éternelle, et découvre maintenant avec stupeur la vigueur des pays émergents.

Les douze coups de minuit ont été acclamés. L’année se termine en fête, la nouvelle commence en fête. Ce qui se passe entre le début et la fin est généralement plus triste.

Alors l’ami Sylvestre, au revoir ! On se reverra dans un an.

La Saint-Sylvestre ! Quentin ignore que le pape Sylvestre Ier, plutôt insignifiant, trente-troisième de la titulature, contemporain sans en être l’artisan du fondateur concile de Nicée, mort comme Benoît XVI un 31 décembre, celui de l’an 335, et canonisé pour de supposés miracles accomplis, n’imaginait pas une telle postérité. Même si Jules César avait déplacé le début de l’année du 1er mars au 1er janvier avec son calendrier julien, ce changement fut diversement appliqué. Un joyeux bazar ! Il fallut, en France, attendre le règne de Charles IX en 1564 pour imposer cette règle. Et c’est la réforme du pape Grégoire XIII en 1582 qui l’entérina dans tout le monde catholique. De ce fait, avec un début d’année presque universellement célébré au 1er janvier, le nom de saint Sylvestre est devenu le synonyme de réjouissances.

Quentin regarde sa montre. Ludivine devrait passer ici entre deux soirées avec des amis. Entre deux soirées ! Si le temps ne se raccourcit pas trop… 

Trop d’amis peut nuire à l’amitié.

Puis une pensée pour ses parents. Ils ont dû réveillonner tranquillement devant la télé. Il fut pourtant une époque où ils organisaient la fête à tour de rôle, avec une bande, là aussi d’amis. Quentin a partagé ces moments avec leurs enfants, qu’il ne rencontrait qu’une fois par an. Puis les divergences politiques, et de représentation, sont apparues, beaucoup ont déménagé à la suite d’un changement d’emploi, et pour parachever le tout, les divorces. Un couple sur deux autour d’eux. Rien d’exceptionnel, la moyenne nationale. Alors, on s’est replié au chaud avec Stéphane Bern qui s’est donné pour profession de distiller du bonheur cathodique, ce qu’on se saurait lui reprocher, tant d’autres s’acharnent à répandre du malheur. Et on regarde le concert du Musikverein de Vienne, cette poche de résistance face aux assauts intransigeants du temps.

La série disco est terminée. Il danse mécaniquement sur la piste et songe encore à son père. Curieusement, dans ce changement d’époque, ce que celui-ci ne supporte pas avant tout, c’est la disparition du timbre rouge qui assurait une distribution du courrier au destinataire dès le lendemain. Tout un symbole le timbre rouge ! Créé en 1849 ! La Poste, ne parvenant pas à atteindre l’objectif, a supprimé l’objectif… Adaptation de la règle à la pratique… À la place, on utilisera la « e-lettre rouge » : on écrira la lettre dans un mail envoyé à la Poste et celle-ci sera imprimée et expédiée du bureau le plus proche du destinataire. « Quel progrès ! s’est étranglé Jean-Bernard. C’est le règne de la société dématérialisée. Bientôt, ce sera notre tour… »

Élise, sa mère, est plus sensible à la transformation du climat. 2022 est l’année la plus chaude jamais enregistrée depuis que les mesures existent, et elle paraîtra sans doute bien fraîche par rapport à toutes celles qui sont à venir. Doit-on suivre les conseils de ceux qui demandent d’arrêter d’offrir des cadeaux à Noël,  compte tenu de leur impact sur les émissions de gaz à effet de serre ? Même s’ils « construisent du lien » et « pacifient les relations sociales », ils représentent en moyenne 568 euros par foyer. En valent-ils la peine ?

Et elle déplore une autre catastrophe : les messes de Noël ont perdu un tiers de leurs habitués, sans qu’on sache très bien si la cause en revient au covid19 ou aux scandales de pédophilie qui accablent l’Église.

Six heures du matin, la piste est clairsemée, Ludivine ne viendra pas, c’est maintenant une évidence.

Il faut souvent des évidences pour avancer.


FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

https://app.partager.io/publication/gd

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

2 janvier 2023

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024