Chroniques vingt-et-unièmes — Un esprit qui survit — 5 décembre 2022


  Un esprit qui survit


Kevin vient tout juste d’adhérer au Liber Circulo. Il en a entendu parler par son collègue Louis, ami du professeur Marcus qui a fondé le club. En tant que spécialiste universitaire des belles-lettres, la confrontation des idées autour d’une œuvre l’a toujours tenté.

Mais pour s’immiscer dans ce petit cercle, il faut montrer patte blanche. Est-ce une épreuve initiatique ? Est-ce un bizutage ? En guise de bienvenue, Marcus lui a demandé de présenter un travail sur la Recherche de Proust, de lire in extenso ce qu’il est convenu de désigner comme un monument, un pilier de la littérature française, à l’égal des Misérables de Hugo ou de Madame Bovary de Flaubert. Un exercice auquel Kevin ne s’était jamais plié jusqu’à présent malgré son cursus.

La requête de Marcus est fondée : Marcel Proust est décédé il y a presque exactement un siècle, le 18 novembre 1922

Alors Kevin s’est attaqué à l’obstacle, car il y a en lui le désir permanent de se surpasser, de ne jamais sombrer dans la facilité.

Il a commencé très logiquement l’œuvre par Du côté de chez Swann, et il se demande à présent, après beaucoup d’efforts, quel est l’intérêt de rédiger 150 pages pour disséquer les sentiments qui accaparent un mondain, en l’occurrence Swann, sentant se profiler la rupture avec une demi-mondaine, terme édulcoré qui désignerait aujourd’hui une escort girl.

Cet intérêt réside peut-être – et il y a au moins là une utilité historique, un témoignage – dans la description d’une société oisive composée de personnages qui jouissent de leurs rentes en croquant à pleines dents une fortune le plus souvent héritée au berceau. Une société élitiste, plus précisément, qui se partage entre aristocratie et haute bourgeoisie, cette dernière, malgré tout le mal qu’elle pense de la première, étant très attachée aux titres nobiliaires qu’elles tentent de préempter par le mariage, que ceux-ci soient séculaires ou d’Empire, avec toutefois une préférence pour ceux de l’Ancien Régime. Une société amatrice et organisatrice de salons, en principe consacrés à la culture et aux arts, mais où la réalité est toute autre ; où l’on parle peu de politique et de questions sociales, si ce n’est pour se plaindre de la domesticité ; où pour le reste le vide le dispute généralement à la vacuité ; où l’on consomme beaucoup de temps à s’envoyer des plis privés à toute heure du jour, et parfois de la nuit, par coursier – on le suppose –, des plis qui sont l’équivalent de nos sms d’aujourd’hui, dans le seul but de s’inviter à un événement impromptu ou de faire part d’un sentiment évanescent.

Mais Kevin, bien que découragé dès les dix premières pages, s’est contraint à insister. Peut-être, comme les grognards de Napoléon qui clamaient « j’y étais », pour se permettre d’affirmer plus tard « je l’ai lu ».

Cependant, il ne l’a pas vraiment lu, il l’a subi.

L’ensemble, sans véritable intrigue, ressemble à une compilation de phrases superbement écrites et agréables à entendre, et de réflexions diverses, certains passages étant repris de chroniques de l’auteur parues auparavant dans des journaux, Le Figaro notamment.

Dans un premier temps, ce sont les affres d’un garçonnet, obsédé par la peur de s’endormir sans recevoir le dernier baiser du jour de la part de sa mère. Ensuite les avantages supposés de choisir le côté de Méséglise ou de Guermantes pour la promenade familiale du dimanche.

Puis un long développement sur les Verdurin, un couple de bourgeois dont on n’arrive pas vraiment à connaître la profession, mais qui dispose suffisamment de revenus pour tenir table ouverte, et salon, vis-à-vis d’un docteur rigolard, un peu limité dans son expression, et de son épouse, mais aussi d’un pianiste, d’un peintre et de la fameuse Odette de Crécy, la demi-mondaine, l’objet des tourments de Swann. L’animation de ce petit groupe échoit à madame Verdurin elle-même, issue « d’une respectable famille bourgeoise excessivement riche et entièrement obscure », qui un jour, au propre, se décroche la mâchoire d’avoir trop ri et qui après cette aventure évite de laisser trop d’emphase à ses émotions.

Et pour finir, l’exposé des affres de Swann, qui occupent une grande partie du roman, une figure en vogue de l’époque, quelque peu désœuvré, amateur invétéré de la gent féminine et tombant de ce fait souvent amoureux, simplement pour la satisfaction de l’être, sans trop exiger de réciprocité.

Dans toutes ces lignes, on accorde beaucoup d’importance au rang social, pour rester entre soi, entre personnes de même caste. Tout en constituant une société frivole, où l’on se perd en plaisirs fugaces, en plaisanteries surannées.

Kevin a refermé le livre, l’exercice est terminé, il va le présenter à la prochaine réunion du club, redoutant par la même occasion que Marcus lui impose pour la suite la lecture d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs et du Côté de Guermantes

—  Tu ne voulais tout de même pas que je te fasse travailler Guillaume Musso ? lui a dit Marcus quand il lui a fixé le thème.

Guillaume Musso ? Et pourquoi pas ? 

Pourquoi faudrait-il considérer qu’il existe une littérature pour l'élite et une autre pour ceux qui n'y appartiennent pas ? Guillaume Musso, numéro un des ventes de romans depuis des années (1,3 million en 2021) mais délaissé par les jurys, c’est au moins pour chaque nouvel opus paru 400 000 exemplaires imprimés, et ce n’est souvent qu’un début. Cette réussite signifie forcément quelque chose, une attente…

Mais on ne va pas démolir Proust, ce serait trop facile. Bien que l’époque soit à la déconstruction, on ne va pas s’y plier. Pour Kevin, il a montré avant tout un chemin d’exigence.

Doit-on pour autant négliger Musso ?

Il pense à des auteurs de best-sellers qui l'ont précédé, qu’il a étudiés. En leur temps, pour ne citer qu’eux, Pierre Benoît dans l’entre-deux-guerres (lauréat du Grand prix du roman de l’Académie française en 1919) et Guy des Cars durant les Trente Glorieuses ont connu un formidable succès, assimilés à des stars. Peu de personnes s’en souviennent aujourd’hui. On pourrait estimer qu’ils appartiennent maintenant au cimetière des écrivains déchus, mais n’ont-ils pas occupé ce rôle de passeur ? D’éclaireur ? N’ont-ils pas poussé des générations entières à s’intéresser à la lecture avant de s’attaquer à des œuvres plus difficiles ? Ils ont contribué à gravir les marches qui nous aident à observer d’un peu plus près, et à apprécier, tous ces immenses littérateurs juchés sur leur piédestal, dont on ne distinguerait sinon que la silhouette lointaine.

Mais qu’ils soient reconnus ou oubliés, anciens ou contemporains, c’est toujours leur esprit qui plane, qui nous parle, qui nous invite dans les régions enfouies de leur imagination, dans leurs rêves ou leur représentation – parfois tortueuse – du monde, qui nous permet, derrière les mots, les virgules, les descriptions, les aphorismes, les réflexions de tisser une relation originale avec l’auteur ; et cet esprit survit à toutes les époques.

Je proposerai Musso, un jour, quand Marcus sera prêt à m’entendre, se dit Kévin en franchissant la porte du club.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

5 décembre 2022

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