Chroniques vingt-et-unièmes — Ce n’est qu’un réveillon — 26 décembre 2022


 Ce n’est qu’un réveillon


C’est la trêve des confiseurs. Une expression en vérité assez mal choisie, car s’il est une profession qui ne fait pas la trêve, c’est bien celle des confiseurs.

Xavier s’est risqué il y a une semaine sur les sentes glacées de la forêt toute proche. Le vent corrosif semblait amener l’hiver prêt à en découdre. Sous l’effet de la brûlure du froid, il a apprécié cette dilatation des sens, le cerveau en alerte à la recherche de pensées nouvelles.

Mais le vent s’est dégonflé. Depuis quelques jours, la pluie succède à la pluie, les dépressions aux dépressions, et la douceur s’installe. La température se situe maintenant largement « au-dessus des moyennes saisonnières ». La cause en serait, selon les météorologues, « le recul rapide vers la Russie de l’anticyclone qui stagnait sur l’Europe centrale, tandis que de l'air d'origine subtropicale remontait jusqu'en France sous l'impulsion des dépressions atlantiques. » C’est on ne peut plus clair : la Russie est envahie par un anticyclone peut-être téléguidé par les Américains, et on peut craindre à présent une réaction de Poutine.

« Mon esprit s’égare », songe Xavier.

Il revient de sa marche par les chemins détrempés. De loin, il perçoit le bruissement de la ville. On s’y affaire pour les dernières courses sous la protection du sapin géant qui trône sur la place principale. Il est heureux de ne pas vivre à Bordeaux qui boude toujours les sapins de Noël considérés comme des cadavres.

Et de ne pas subir ici la polémique des crèches. 

Il rentre tranquillement à la maison et pénètre dans la cuisine. Une idée subite et étrange lui est venue, il interroge Émeline :

—  Tu te souviens d’une conférence d’André Comte-Sponville à propos de l’existence de Dieu ?

—  Je m’en souviens très bien.

—  Il répondait à une question de la salle en expliquant qu’on ne peut pas prouver que Dieu existe ou qu’il n’existe pas. Et il avait eu cette formule : « Quelqu’un qui affirme que Dieu existe est un imbécile qui croit, et un autre qui affirme que Dieu n’existe pas est un imbécile qui ne croit pas ». Tu remarqueras au passage que cela ne correspond pas vraiment à ses convictions puisqu’il se présente habituellement comme athée. C’est un athée tolérant, en quelque sorte.

—  Oui, et alors ?

—  Eh bien, pour le Père Noël, c’est finalement la même chose : on ne peut pas prouver qu’il existe, mais on ne peut pas prouver qu’il n’existe pas…

Émeline a relevé la tête du chapon qu’elle est en train de préparer, hésitant entre amusement et énervement :

—  Je pense que je vais m'abstenir de discuter avec toi. Tu recommences comme la semaine dernière et tu me sors des raisonnements de plus en plus farfelus.

—  Tu as tort, tu ne crois pas à la magie de Noël ?

—  Quand je t'écoute, ce n’est plus de la magie, c’est de la bêtise!

—  Et pour le Père Fouettard, je dirais que c’est identique. Personne ne peut prouver qu’il n’existe pas.

—  Arrête, s’il te plaît… D’abord, tu sais très bien que le Père Fouettard n’a plus de sens, puisqu’il est interdit dorénavant de corriger un enfant.

Xavier fixe longuement sa femme :

—  Ah oui, la fameuse loi de 2019 sur les violences éducatives ordinaires…

—  Exactement !

—  Et pourtant… « qui aime bien châtie bien ». Cette interdiction ouvre une question intéressante, presque philosophique – il faudrait demander à Comte-Sponville de se prononcer : si on ne châtie plus, est-on capable d’aimer ? J’ai encore quelques souvenirs de logique mathématique du lycée, je me rappelle que si « A implique B », on peut dire que « Non B implique Non A ».

—  Je ne comprends rien à ce que tu dis. Tu crois que c’est le moment de discuter de ça un jour de Noël ? Je pense que Ludivine n’apprécierait pas… Elle arrive avec tes parents dans quatre heures, prépare un autre sujet !

—  Mais on va parler de quoi, alors ? rétorque Xavier, prenant une mine désolée. Déjà, on fera l'impasse sur les retraites. D’après les médias, le gouvernement aurait différé l’annonce de la réforme pour éviter le « syndrome de la dinde de Noël ».

—  La dinde de Noël ?

—  Oui, pour ne pas diviser les familles comme lors de l’affaire Dreyfus. Tu te souviens de la caricature de Caran d’Ache « Surtout, ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ! »…

—  Ce n’est tout de même pas la même chose !

—  D’accord, heureusement qu’il nous reste la guerre en Ukraine, l’interdiction des études supérieures et des ONG pour les jeunes filles en Afghanistan, la révolte qui continue en Iran, l’explosion de l’épidémie en Chine, les émeutes au Pérou, la Coupe du monde, le Qatargate, l’étau qui se resserre sur Donald Trump, le succès « historique » de la COP15 de Montréal, le chaos au Royaume-Uni, la tempête polaire dans l’Est américain, la fusillade de la rue d’Enghien…

—  Ça va, ça va, l’interrompt Émeline. Ce devrait être suffisant, ce n’est qu’un réveillon, après tout…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

26 décembre 2022

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