Chroniques vingt-et-unièmes — La mémoire est faillible — 28 novembre 2022


 La mémoire est faillible


Le sable brûlant du désert sous le feu intense des projecteurs. Comme s’il ne faisait pas assez chaud !

Sous les chantiers, les stades.

Pendant quelques semaines, la planète footballistique s’est donné une capitale : le Qatar.

Le professeur Marcus ne regarde la Coupe du monde que lorsque la France comparaît en finale, ce qui lui laisse du temps pour se consacrer à ses chères lectures. Mais il a fait une entorse : son fils Thomas l’a entraîné chez lui pour voir ensemble le match contre le Danemark où l’équipe championne en titre n’a pas démérité, propulsée déjà en huitième de finale grâce au doublé de Mbappé, et ce, à la suite de sa première victoire contre l’Australie, où là aussi les deux buts marqués par Giroud ont été décisifs.

Thomas éteint le poste. C’est donc la 22e Coupe du monde de football, la première compétition de ce type qui se tient dans un pays arabe.

Et les critiques ne faiblissent pas, ce qui n’est pas de nature à déranger Marcus.

Mais Thomas réfléchit : controverses, attaques se sont multipliées depuis le vote d’attribution de 2010, face à des soupçons de corruption. Or, jusqu’à présent, elles avaient plutôt lieu en coulisses. Aujourd’hui, c’est de manière publique qu’elles s’expriment.

On observe une offensive en règle sur deux fronts. D’une part le bilan carbone désastreux dans une région où il faut climatiser les stades et supporter le ballet incessant des avions pour assister aux matchs, compte tenu de la capacité hôtelière insuffisante. D’autre part les accidents du travail en cascade ayant occasionné des morts (un nombre variant selon une large fourchette, de trois pour les autorités locales à 6 500 d’après le Guardian), et les conditions déplorables d’hébergement des ouvriers à qui on a le plus souvent confisqué le passeport, assimilant le tout à de l’esclavage moderne. Sans parler des protestations des associations LGBT+ vis-à-vis d’un État où l’homosexualité est considérée comme un crime.

Et Thomas se dit : abandonnons notre prisme occidental et essayons de nous mettre un instant, rien qu’un instant, dans la tête de Qataris.

Beaucoup d’accusations sont venues d’Europe. Mais l’Europe est-elle habilitée à donner ces leçons de morale ? Elle qui n’a aboli l’esclavage que depuis moins de deux siècles, construisant une partie de sa puissance économique sur celui-ci ?

Les joueurs de l’équipe d’Allemagne ont par ailleurs forcé l’admiration en posant, mains sur la bouche, avant le coup d’envoi du match contre le Japon (ce qui, apparemment, ne leur a pas porté chance). Les footballeurs français, eux, n’ont pas usé de l’« espace de libertés » évoqué par la ministre des Sports Amélie Oudéa-Catera. Des esprits critiques pourraient toutefois estimer que là non plus, le voisin d’outre-Rhin n’est pas nécessairement le mieux placé, au vu d’un passé somme toute récent à l’échelle du temps, pour défendre les droits humains. À moins qu’il ne s’agisse ici d’une démarche de rédemption.

L’enjeu est évidemment de taille pour ce minuscule émirat qui aurait investi 200 milliards de dollars dans la compétition.

Et d’autres observeraient que l’Occident enrage d’avoir perdu le monopole de ce type d’épreuves, ne supportant pas qu’un si petit État, musulman de surcroît, puisse accueillir le deuxième événement sportif mondial après les Jeux olympiques.

Mais la mémoire est faillible et l’histoire de la Coupe du monde de football n’est pas une longue rivière paisible, tant s’en faut, et ceci dès sa première édition en 1932. Cette année-là, c’est l’Uruguay avec sa formation redoutable, sans doute la meilleure de la planète, qui organise la coupe, et les équipes européennes rechignent à entreprendre le pénible trajet en transatlantique jusqu’à l’Amérique du Sud pour se faire battre. Alors, les fausses excuses pour ne pas participer vont bon train, et les polémiques avec. La FIFA, nouvellement créée, faillit ne pas y survivre. 

En 1973, changement de décor. La coupe va avoir lieu en Allemagne de l’Ouest l’année suivante et c’est la période des qualifications. Le 21 novembre, l’équipe d’URSS refuse d’affronter celle du Chili dans l’Estado Nacional, le stade qui a servi deux mois auparavant à parquer, torturer, et même tuer les opposants au coup d’État de Pinochet. Le Chili va donc marquer le but de la victoire dans des filets vides de défenseur.

Et Thomas pourrait citer de nombreux exemples…

Il estime aussi qu’il n’est peut-être plus temps de dépenser autant d’énergie pour une compétition décidée il y a plus de dix ans et qui de toute façon se déroule et continuera de se dérouler. Cette énergie ne devrait-elle pas être utilisée pour empêcher, selon une attribution toute récente, les Jeux asiatiques d’hiver de se tenir en 2029 en Arabie saoudite, là où la neige semble curieusement manquer, à moins qu’un renversement climatique inattendu ne vienne bouleverser la donne ? S’agira-t-il de faire évoluer les skieurs sur du sable ou devra-t-on construire encore en plein désert des infrastructures pour obtenir et conserver au froid les installations et les pistes à grand renfort de pétrole ? Sans parler du pays lui-même, où les droits de l’homme ne constituent pas vraiment la priorité du pouvoir en place (à côté, le Qatar paraît un havre de liberté). Peu de voix pour contester ce choix se sont élevées jusque-là, mais on ne doute pas qu’elles vont aller crescendo pour atteindre leur paroxysme quelques semaines avant, au moment où tout sera prêt pour accueillir ces Jeux.

—  Que penses-tu de l’organisation de la coupe au Qatar ? interroge soudain Marcus.

Curieusement, ils n’ont pas encore évoqué la question.

—  Pas grand-chose, répond Thomas.

Trop long pour en parler.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

28 novembre 2022

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