Chroniques vingt-et-unièmes — Faire confiance… — 7 novembre 2022


 Faire confiance…


—  Tu connais la dernière ? Dans la rue, tous les pneus des SUV ont été dégonflés pendant la nuit.

Xavier soupire en reposant sa tablette. Il vient de lire quelques entrefilets sur le conflit en Ukraine (les Russes vont-ils abandonner Kkerson ?), les suites de la victoire courte de Lula au Brésil, les péripéties de l’Ocean Viking, les murs de difficultés qui se dressent devant Rishi Sunak au Royaume-Uni et Giorgia Meloni en Italie, le parcours chaotique des textes à l’Assemblée, le départ retardé de la Route du Rhum… Tout cela, il le regarde de loin et voilà que le désordre s’installe à sa porte.

Pour lui, le cas des SUV est emblématique de la rugosité actuelle des rapports sociaux. Politesse et respect des autres semblent appartenir à un âge révolu. Est-on dans le fameux « monde d’après ? » Chacun y va de sa petite police, de sa petite justice, en se faisant gendarme, procureur, juge et exécuteur. Près de Toulouse, on a vandalisé des terrains de golf parce qu’ils consommeraient trop d’eau. Dans les environs de Gérardmer, pour les mêmes raisons, ce sont les jacuzzis qui ont trinqué (si l’on peut dire). Et en Vendée aussi, on a lacéré au couteau les liners d’une bassine aménagée par des agriculteurs. Ailleurs, on dégonfle les pneus des SUV ; les militants d’Attac bloquent régulièrement les départs de jets privés au Bourget ; on asperge de soupe ou de purée des tableaux réputés dans les musées ; on éteint en pleine nuit les enseignes lumineuses ; on incendie des boîtiers électriques d’antennes relais ; on dégrade des armoires de fibres ; on sectionne des câbles… Depuis le début de l’année, une centaine d’actions violentes ont été répertoriées. À chaque fois, au nom d’une certaine éthique, d’une certaine morale. Le problème, c’est qu’il n’y a rien de plus fluctuant que l’éthique et la morale, dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire selon les époques et les régions du monde.

—  Tu ne dis rien ? insiste Émeline.

—  Mais je n’en pense pas moins…

Le risque, toujours pour Xavier, est d’ouvrir une boîte de Pandore aux dimensions infinies. En continuant ainsi, toutes sortes de personnes pourraient se dresser contre ce qui leur semble inéquitable ou ce qu’elles ne supportent plus. Dans la même veine, on verrait des activistes briser les portes des zoos, obliger les chasseurs à battre en retraite des forêts, abattre les troupeaux de bovins en raison de la méthanisation qu’ils provoquent, bloquer l’accès aux stations de sports d’hiver pour sauvegarder la montagne, barrer les autoroutes pour demander la fin des péages, dynamiter les éoliennes qui font trop de bruit et dénaturent le paysage, détruire les montgolfières qui fonctionnent au gaz pour le plus grand plaisir des touristes… Aucune limite, en fait.

—  J’ai plutôt l’impression que tu n’en penses pas grand-chose !

Émeline est excédée par le mutisme de Xavier. Dégonfler les pneus, quand même ! 

—  Sûrement des jeunes, continue-t-elle.

Là, son mari réagit :

—  Ne t’en fais pas. Dans vingt ans, tous les problèmes seront réglés.

—  Ah oui ? Et pourquoi ?

—  Parce que dans vingt ans, tous ces jeunes qui ont de bonnes idées seront au pouvoir. On ne peut pas imaginer un seul instant qu’ils laissent les choses en l’état, ils vont donc régler tous les problèmes actuels, ils sont très forts, tu sais.

Est-ce une graine d’optimisme qui est en train de germer en lui, ou une dernière manifestation de la dérision dans laquelle il se réfugie, impossible de le savoir.

—  Encore une plaisanterie…

—  À peine. Chaque génération estime être meilleure que celle qui l’a précédée, qui s’est pourtant mise en quatre pour lui assurer l’avenir le plus radieux. Rappelle-toi, nous avons été pareils. Mais, devenus adultes, nous n’avons pas à avoir honte de nous-mêmes : nous avons légué une Europe pacifiée, ou presque – je ne compte pas le conflit en Ukraine à son extrémité –, une amélioration du niveau de vie, de l’instruction – plus de 80 % d’une classe d’âge en France va au bac… Malgré tout, ça ne paraît pas suffisant. Puisque les jeunes savent ce qu’ils veulent, je leur fais confiance…

—  Tu as peut-être raison, répond Émeline, pensive.

Faire confiance aux jeunes, ce n’est pas une si mauvaise idée.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

7 novembre 2022

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