Chroniques vingt-et-unièmes — Faire le plein — 17 octobre 2022


 Faire le plein 


—  Tu la laisses partir habillée comme ça à un mariage ?

—  Il y a bien longtemps que Ludivine ne m’écoute plus, tu as bien dû t’en apercevoir, répond Émeline à Xavier en balançant sa tête, résignée. Si je dis blanc, elle pense aussitôt noir. Et puis, elle est majeure…

—  Mais enfin, un short ! Avec des franges ! Et il commence à faire froid, en plus…

—  N’insiste pas, j’ai eu la même réaction que toi, mais elle considère que c’est sa liberté.

Avec l’évolution des mœurs, songe Xavier, surtout chez les jeunes, et encore plus chez les jeunes filles, se dessine un droit fondamental consistant à pouvoir se vêtir comme on veut où on veut, quelles que soient les circonstances, au travail, en ville ou à la plage, par exemple. Un concept qui aurait une résonance très étrange en Afghanistan et que semble partager une part de plus en plus importante de la gent féminine en Iran, dans un sens moins large cependant, suscitant des relations crispées, pour ne pas dire violentes, de la part de mollahs amollis par 43 années de règne absolu d’une domination masculine triomphante. Il persifle :

—  Je crois que vous aurez gagné le combat quand une jeune femme pourra se balader entièrement nue dans la rue sans subir le regard des hommes. Là, ce serait vraiment une victoire !

Émeline réagit cette fois, l’air désabusé :

—  Il ne faudrait tout de même pas pousser trop loin !

Malgré son casque sur les oreilles, Ludivine a entendu. Affalée sur le canapé du salon, elle secoue ses mains pour faire sécher le vernis à ongles qu’elle vient d’appliquer.

—  N’importe quoi… s’agace-t-elle. Papa raconte n’importe quoi… Tu ne m’obligeras pas à reconnaître que je suis une proie pour les hommes !

—  Mais non, proteste faiblement Xavier.

— Avec toi, de toute façon, on ne peut jamais discuter ! Marre du patriarcat !

Mais si, on peut discuter, il suffit pour cela que chacun écoute les propos de son interlocuteur, qu’il s’interroge sur la véracité de ses propres affirmations, qu’il évite, dans le flot indistinct des événements qui l’entourent, de retenir uniquement ceux qui confortent chez lui des convictions largement établies.

Xavier le souhaiterait, mais cette association d’idées avec l’Iran lui fait penser à un autre discours qui se fait de plus en plus insistant sur les réseaux sociaux. À lire certains posts ou visionner certaines vidéos, la femme serait un « diamant pur ». Jusque-là, on adhère, même si l’expression, bien qu’elle soit poétique, semble un peu excessive. Et puis la suite nous dit qu’étant un diamant pur, il faudrait la préserver, la conserver dans un écrin pour la tenir à distance des agressions. Alors là, méfiance. On comprend immédiatement où peut mener ce genre d’arguments. En poursuivant cette logique, il conviendrait de couvrir la femme de la tête aux pieds, en la confinant de préférence à la maison. Cela sent le prosélytisme rampant, cela respire la prédication larvée qui connaît tous les codes pour échapper à une condamnation. 

Est-ce la raison pour laquelle, les signalements d’atteinte à la laîcité sont en pleine progression, la moitié d’entre eux pour des questions d’habillement ? Xavier en fait la remarque, mais Ludivine répond que ça n’a rien à voir, qu’il confond tout, que dans son for intérieur, rien ne serait plus plaisant pour lui qu’elle se camoufle sous un voile ou une abaya.

Mais pas du tout, il s’en défend, il a d’ailleurs assisté à une manifestation récemment. Une dizaine de personnes équipées de banderoles et alternant deux slogans. Le premier condamnant les agressions sur les femmes, auquel on ne peut que souscrire. Le second demandant la liberté pour les femmes de choisir de porter ou non le voile. Il a alors sursauté : un sérieux mélange des genres. Il est vrai qu’en retenant les femmes à la maison, en les grillageant dans la rue, on les fait échapper à la violence ambiante, mais en les confinant à un rôle d’objet sexuel pour leur mari.

Heureusement, ces manifestants étaient peu nombreux. Il espère, car il n’aime pas être envahi par le doute, qu’ils ne représentent qu’une frange marginale de la société.

Les ongles de Ludivine sont secs. Elle se couvre d’un chapeau cloche et s’enveloppe d’une grande écharpe en soie indienne, une concession à la petite fraîcheur persistante du matin, même si le mois d’octobre atteint un record de douceur.

—  Bon, eh bien, j’y vais… À ce soir… On pourra peut-être discuter vraiment, si papa le veut bien…

Xavier hausse les épaules, Émeline soupire, préfère pousser la radio. De quoi parle-t-on ? Essence, stations-service, raffineries…

Il a souvent entendu dire sur les ondes que le gouvernement avait laissé pourrir le conflit chez les pétroliers, qu’il aurait dû prendre la main bien avant pour contraindre à des négociations, et qu’en quelque sorte il porte la responsabilité de la situation présente. C’est une déclinaison de l’idée bien ancrée que l’État doit s’occuper de tout. S’occuper des masques, du papier toilette, border les enfants au lit quand ils se couchent… Cette idée circule aujourd’hui et a circulé sous tous les gouvernements, quelle que soit leur tendance. Il existe pourtant un type de gouvernance bien connue où l’État s’occupe de tout, qui prospère actuellement, peut-être pour répondre à cette préoccupation, c’est le régime totalitaire, qui n’a pas démontré, hier ou maintenant, qu’il parvenait à administrer un pays de façon efficace profitant au plus grand nombre. En fin de compte, on a le désir ou la nostalgie de quelque chose qui n’a jamais fonctionné, ou qui a peu de chances de fonctionner un jour. Et c’est surprenant d’entendre ces critiques, pas seulement en France, alors que le mot « liberté » revient sans cesse, sans comprendre que l’interventionnisme de l’État se traduit nécessairement par un recul des libertés. On objectera, c’est certain, en invoquant l’intérêt général. Celui du peuple. Intervenir pour la bonne cause, c’est l’idée. Mais l’intérêt général du peuple est difficile à cerner, c’est plutôt une somme d’intérêts particuliers, par définition très opposés, et cette somme n’a rien à voir avec un intérêt général.

—  Il faudrait quand même faire le plein, dit Émeline d’une voix un peu inquiète.

—  Le plein de bon sens, j’aimerais, murmure Xavier.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

17 octobre 2022

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