Chroniques vingt-et-unièmes — Élémentaire, mon cher… — 24 octobre 2022


 Élémentaire, mon cher… 


Élise est partie passer le week-end à Montargis chez sa sœur qui traverse une phase de dépression. Approche de la soixantaine mêlée au sentiment que ses enfants parviennent à mener leur vie sans elle, difficile d’en savoir la cause.

Quentin, pour sa part, randonne dans la forêt de Fontainebleau au milieu des futaies peu pressées de se parer d’automne. Il semble que le périple de cet été dans le Berry ait déclenché chez lui une vocation à fouler les sentiers ceinturés de ronces, à gravir les pentes rocailleuses et à se rouler dans les fougères encore chargées de l’humidité de l’aube.

 Jean-Bernard est donc seul. Il tourne en rond dans la maison qui ne résonne plus des bruits, ou des éclats, de voix habituels, il s’interroge sur la manière d’occuper ce samedi soir.

Il se sert un café malgré l’heure avancée – ce serait, selon une dernière étude, excellent pour le cœur – et réfléchit. Surgit alors l’image du policier au visage penché, main sur le front, sourire malicieux de celui qui a tout compris et qui comprendra toujours tout. De temps en temps, il regarde Columbo sur TMC qui n’arrive pas à se débarrasser du sympathique personnage. Il le regardait déjà quand il était gamin. Lorsque la chaîne a fait une tentative d’en interrompre la diffusion, une pétition de téléspectateurs l’a remise sur le droit chemin. C’est ainsi que les 69 épisodes produits sur 19 saisons repassent inlassablement chaque samedi depuis des années, sans qu’une quelconque opposition, aussi faible soit-elle (après tout, les mécontents n’ont qu’à changer de canal) se manifeste. Columbo – il faut bien l’avouer – résout les énigmes les plus difficiles, mais il en existe une plus grande pour Jean-Bernard, un véritable mystère : comment ce policier, titulaire du grade de lieutenant dès le premier opus de la série, n’a-t-il gagné aucun galon après trente années à mener les enquêtes les plus ardues ? Il commence sa carrière comme lieutenant et finit lieutenant. Mais il aurait dû être nommé général !

C’est ce genre d’interrogation que Jean-Bernard, probablement pour oublier l’actualité destructrice, se pose en hésitant à allumer le poste. Se triturer le cerveau pour des questions insignifiantes permet d’occulter la guerre en Ukraine, l’inflation galopante, l’épidémie de covid toujours présente, les revendications sociales, le meurtre de l’adolescente Lola et la bataille de mots qui s’en est suivie, l’effondrement des services de pédiatrie, le manque de 15 000 pharmaciens dans les officines, et sans doute bien d’autres catastrophes, bien d’autres choses, auxquelles les médias n’ont pas encore pensé. Même le départ précipité de Liz Truss au Royaume-Uni et l’arrivée de Giorgia Meloni en Italie ne l’intéressent pas, la politique franco-française lui suffit.

Pour Columbo, on est face à un modèle d’abnégation, celui d’un vrai militant de la cause policière ne cherchant qu’à traquer les déviances d’une société qui ne peut avancer que dans l’ordre. À moins qu’il ne s’agisse que de la désinvolture de producteurs (Peter Falk en a fait lui-même partie) s’efforçant avant tout de ne pas tuer la poule aux œufs d’or. Cette dernière supposition laisse probablement entrevoir la bonne réponse. Columbo général, mais on ne regarderait plus la série ! Les épisodes reposent souvent sur la confrontation entre un lieutenant modeste (ou donnant subtilement l’impression de l’être) et mal payé, n’évitant jamais les occasions d’améliorer humblement son ordinaire (un cigare par ci, une part de gâteau par là…), et un coupable imbu de lui-même et évoluant le plus souvent dans un milieu aisé. C’est le combat permanent du pot de terre contre le pot de fer, du David contre le Goliath, et il est inutile de préciser vers quel côté penche le cœur, ou l’affection, du téléspectateur.

Au moins, c’est une réponse. Il n’y en a pas tant dans l’époque actuelle.

Dans la foulée, Jean-Bernard pense à Maigret qui a fait beaucoup mieux. Débutant sa carrière comme simple inspecteur, il la termine en tant que chef de la brigade criminelle. Une carrière magnifique, l’ascenseur social a bien fonctionné. Mais nous sommes en France, Simenon, bien que belge et vivant en Suisse, voulait-il mettre en honneur notre modèle ?

Une réponse plausible aussi.

Et quand on songe à tous ces héros dévoués à la traque des meurtriers, l’image d’Hercule Poirot s’impose également. Lui, c’est un cas différent, il est retraité ou a démissionné de la police belge, et s’il mène des enquêtes, c’est en sa qualité de détective privé à la réputation internationale. Pas besoin de promotion, donc. Il est détective privé et reste détective privé, aidé dans ses entreprises par le fidèle et dilettante capitaine Arthur Hastings.

Tout est clair.

Forcément, le couple Poirot-Hastings fait penser au célèbre duo Holmes-Watson qui l’a inspiré – du reste, Agatha Christie dont l’admiration pour son aîné Conan Doyle était profonde ne s’en cachait pas. Sherlock Holmes ajoutait l’adjectif « consultant » à son titre de « détective privé », ce qui semblait pourtant une évidence, mais il y attachait beaucoup d’importance. Étant son propre maître, comme Poirot, aucune utilité de gravir des échelons, de se déshonorer pour obtenir une faveur. Et c’est peut-être ce qui plaît encore, ces redresseurs de torts incorruptibles dont l’unique désir, basique finalement, est de ne pas laisser un coupable en liberté.

Oui, c’est ça, conclut Jean-Bernard.

Élémentaire, mon cher…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

24 octobre 2022

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