Chroniques vingt-et-unièmes — Dans la tête de Vladimir Poutine — 10 octobre 2022


 Dans la tête de Vladimir Poutine


On aimerait délimiter quelques centimètres carrés de peau sur le crâne, gratter délicatement le cuir chevelu, approcher un trépan chirurgical, percer l’un des deux pariétaux, s’infiltrer dans la dure-mère, introduire sous imagerie médicale une aiguille-sonde dans la zone adéquate du cortex pour, enfin et pendant quelques instants seulement, se mettre dans la tête de Vladimir Poutine. 

Une manœuvre qui, malheureusement, risquerait de provoquer quelques séquelles, ce que la déontologie occidentale s’interdit de faire, mais dont le danger serait aussi de laisser un homme invalide aux commandes du Kremlin, plus imprévisible encore, une situation que personne n’a envie de connaître.

C’est un extrait des pensées de Jean-Bernard en pleine opération de jogging matinal.

Poutine, Poutine… ce nom résonne désormais comme un champ de ruines.

J’en viens à me méfier des patronymes en « ine » : Lénine, Staline, Poutine… Je préfère nettement ceux en « ev » : Khrouchtchev, Brejnev, Gorbatchev…

Car Poutine est un concentré de contradictions. Celui dont l’ambition affichée se résume à éradiquer les « ukraino-nazis » semble mettre ses pas dans ceux d’Hitler, par les crimes horribles qui sont commis, en léguant à la postérité l’image d’un dirigeant décalé, étranger à son siècle, habité de façon obsessionnelle par une vision conquérante du monde.

Il a reçu le jour de ses 70 ans la nouvelle de la nobellisation de l’ONG Memorial. Et comme un cadeau n’arrive jamais seul, il a été gratifié le lendemain d’une explosion sur le pont du détroit de Kertch reliant la Crimée à la Russie. 

Depuis la perestroïka déclenchée par Gorbatchev dans les années 80, Mémorial œuvre pour restituer une histoire individuelle à chacune des victimes de la terreur stalinienne. Une démarche qui ne peut qu’attenter au mythe de la « Grande Russie » entretenu comme une bouée de sauvetage par le pouvoir actuel. C’est pour cette raison que l’association a été dissoute en fin d’année dernière et que sa figure de proue, l’historien Iouri Dmitriev, 65 ans, a été condamné dans le même temps à 15 ans de « colonie pénitentiaire à régime sévère » pour un motif inventé de toutes pièces, ce qui revient à une condamnation à mort compte tenu des conditions inhumaines de détention. 

C’est dire si l’attribution du Prix Nobel de la paix à Memorial est vexatoire pour Poutine. Il se venge aussitôt par la confiscation des bureaux moscovites de l’ONG et la saisie de tous ses comptes.

Alors cette guerre ? Où veut en venir le nouveau tsar ?

Continuera-t-il à être soutenu par le patriarche Cyrille, chef de l’Église orthodoxe russe, qui assure que les hommes de son pays se rendant au front « seront lavés de tous leurs péchés » ? Voilà un discours très incitatif, qui vaut presque une place au paradis, et qui nous rapproche des promesses du Djihad islamique.

Rassembler pour lutter contre un ennemi commun est une rhétorique d’une persistance constante dans un régime autoritaire, et celui de Russie, qui tend vers la dictature jusqu’à s’apparenter peut-être un jour à la chape de plomb pesant sur la Corée du Nord, n’y échappe pas. Poutine sera-t-il vaincu par la défense ukrainienne ? Sera-t-il renversé par sa population à qui il a fait miroiter la prospérité à condition qu’elle ne dise mot ?

Il ne faut pas être trop causal. Une cause peut produire un effet, certes, mais pas nécessairement. Et si c’est le cas, pas forcément l’effet attendu, la raison étant que le monde n’est pas si déterministe qu’on le prétend, loin d’être aussi organisé, comme pourrait le laisser entendre une frange complotiste ; il serait plutôt chaotique, ressemblant à une fourmilière impulsive et brouillonne, où règne néanmoins un esprit manifeste de perpétuer l’espèce, mais où la conduite individuelle occulte et contrarie sans cesse le progrès collectif.

Il n’est cependant pas téméraire d’affirmer que l’issue du conflit reste indécise pour Poutine.

En se plongeant dans l’histoire militaire de la Russie, on ne ressent en effet rien de glorieux, peut-être même une certaine gêne. Derrière les mots portant aux nues la grandeur de la nation, une série d’échecs cuisants se détache. Le XIXe siècle commence pourtant bien avec la victoire d’Alexandre Ier et du « général Hiver » sur Napoléon. Mais l’essai est loin d’être transformé ; on y verra sans doute l’effet d’un archaïsme dans la façon de raisonner et de se développer alors que la révolution industrielle en Occident atteint son zénith. Ainsi, après sa défaite de 1856 au terme de la guerre de Crimée qui l’oppose à l’Empire ottoman, la France et l’Angleterre, la Russie doit rabaisser pour longtemps ses ambitions en mer Noire. Ensuite, la quasi-destruction de sa flotte face au Japon au cours de la bataille navale du détroit de Tsushima en 1905 marque un tournant : c’est la première fois dans l’époque moderne qu’un pays européen est vaincu par l’armée d’un autre continent. 

La première fois et ce fut la Russie. 

Jean-Bernard continue son énumération mentale, en respirant de plus en plus fort.

Il pense aussi aux hostilités déclenchées en 1914 avec une rhétorique très offensive, qui se concluent, après une série de revers contre les puissances de la Triple Entente et l’arrivée des bolchéviques, par une paix séparée avec l’ennemi. Et le pacte germano-soviétique signé en 1939 – que l’on a longtemps considéré comme un engagement de non-agression entre les deux États totalitaires, qui cependant, quand on y regarde de plus près, ne fut pas autre chose qu’un traité de dépeçage conjoint de la Pologne et des pays Baltes – mène en 1940 à une attaque couronnée de succès, mais face à des peuples surpris et non préparés. Il y eut bien sûr la victoire sur l’Allemagne nazie en 1945, dont le pouvoir se prévaut tant actuellement, mais qui n’aurait pu être remportée sans le soutien massif en armements des États-Unis. Enfin, l’invasion de l’Afghanistan en fin d’année 1979 ne fut en réalité qu’un long enlisement de dix années, le coup de grâce pour un régime croulant sous son incapacité chronique à accepter la réalité.

Jean-Bernard ralentit son pas. Par contre, les bataillons russes se sont toujours montrés remarquablement efficaces vis-à-vis de civils désarmés, comme on a pu le constater à Budapest en 1956, Prague en 1968 et Varsovie en 1981.

Le succès n’est donc pas assuré, et on sent même dans les zones proches une glace qui se craquelle. Les conflits reprenant entre les anciennes républiques de l’URSS – Azerbaïdjan contre Arménie, Kirghizistan contre Tadjikistan – sont le signe que celles-ci ne considèrent plus le grand frère russe, gendarme de la région, comme aussi dangereux au vu de ses difficultés à venir à bout de l’Ukraine.

Jean-Bernard s’adosse contre un arbre, cherche son souffle.

Surtout, ne pas forcer.

La Russie semble être confrontée à une destinée implacable faite d’aventures et de désolation.

Après tout, il vaut peut-être mieux ne pas se mettre dans la tête de Poutine. On en sortirait terrifié.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

10 octobre 2022

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