Chroniques vingt-et-unièmes —Tout ne serait pas perdu — 12 septembre 2022


 



Tout ne serait pas perdu

Bien sûr, l’événement n’était pas improbable – Thomas en avait évoqué la perspective une semaine auparavant avec son père Marcus –, mais il paraissait impossible tant on s’était habituée à son image : Elisabeth est morte après un long règne, un très long règne, le plaçant par sa durée immédiatement après celui de Louis XIV.

Juste avant de décéder, au moment de la cérémonie des adieux, des vrais adieux, celui-ci avait déclaré « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours ». On pourrait aujourd’hui en dire autant avec la disparition d’Elisabeth : l’État va demeurer, et la monarchie avec, car malgré les chroniques ravageuses de la famille royale auquel chacun s’était accoutumé, l’attachement des Britanniques à cette institution plus que désuète reste très intense. Et la joie d’accueillir un nouveau roi va chasser peu à peu la peine d’avoir perdu la reine.

Malgré certaines critiques, s’il est un roi qui s’est préparé à sa fonction, c’est bien Charles III. Il succède par son nom à Charles II, petit-fils d’Henri IV et neveu de Louis XIII, mais surtout fils de Charles Ier, victime de la première révolution anglaise et exécuté en 1649. 

Il a eu le temps pour lui, et pourquoi ne ferait-il pas aussi bien que sa mère ? Intronisée à l’âge de 25 ans seulement à la suite de la mort inattendue de son père George VI (lui-même un roi qu’on n’attendait pas, appelé à cette fonction en 1936 à la suite de l’abdication de son frère Édouard VIII), elle s’est glissée dans le personnage comme une main dans un gant.

Mais, le répète souvent Thomas, le passé ne préjuge pas du futur.  Charles succède surtout à une souveraine qui veillait, non pas comme un phare, mais comme une ombre tutélaire et protectrice sur la destinée de son peuple, que l’on avait pris l’habitude de nommer familièrement « la Reine » sans qu’il fût nécessaire de préciser de quelle couronne il s’agissait, et qui, sortant de ses frontières, était devenue la reine de tous, d’une certaine façon.

Certes, le Royaume-Uni va rester un royaume, et uni, on l’espère, mais c’est une rupture. Il y aura, selon l’expression consacrée, un « avant » et un « après ». Et fait unique dans leur histoire, les Britanniques connaissent dans la même semaine un remplacement de Premier ministre juste avant un changement de souverain. Avec un respect de la parité. Si Elisabeth et Boris Johnson étaient de sexe différent, il en est de même à présent pour le Roi et la Première ministre.

La période, pourtant, est critique. Les nuages s’amoncellent sur le royaume secoué par une grave crise économique et sociale, une inflation record, une envolée des prix des énergies, sans que de quelconques boucliers tarifaires comme en France viennent modérer les factures. S’exprime ainsi une demande de protection accrue alors que la toute nouvelle responsable de l’Exécutif, Lizz Truss, fait assaut de thatchérisme. Car c’est toute l’ambiguïté, l’extravagance et l’archaïsme du mode de désignation outre-Manche. Le pouvoir est dévolu au parti majoritaire et c’est le chef de ce parti qui occupe automatiquement le poste de Premier ministre. Pas d’élections générales, donc. Ce sont les 200 000 militants inscrits, héritiers des Tories – les plus conservateurs par définition –, qui ont voté, et on sent là une situation explosive.

Thomas a suivi comme beaucoup de personnes les événements à la télé – c’est normal, il s’agit d’un événement historique et il est historien avant tout. C’est plus qu’une page qui se tourne, c’est un album de souvenirs. Élevée au trône en 1954 sous le mandat de Winston Churchill, un nom qui pour les jeunes générations doit appartenir à la préhistoire, elle a connu durant son règne quinze Premiers ministres britanniques, quatorze présidents américains et dix présidents français, sans compter les centaines, voire les milliers de chefs d’État ou de gouvernement de par le monde.

Le périple du cercueil, de l’Angleterre à l’Écosse, jusqu’à son retour à Londres, a occupé les médias, et évidemment, comme en pareil cas, les hommages dans le monde ont été unanimes, mais peut-être plus francs et chaleureux que d’habitude. Même Vladimir Poutine, malgré les succès engrangés par la contre-offensive ukrainienne dans la région de Kharkiv, à l’aide entre autres d’armes fournies par les Britanniques, qui veut néanmoins poursuivre « l’opération militaire spéciale » jusqu’à ce que « tous les objectifs aient été atteints », a fait acte de compassion et de contrition par ces mots : « Je vous souhaite du courage et de la résilience face à cette perte difficile et irréparable. Je vous prie de transmettre mes paroles de sympathie et de soutien sincères aux membres de la famille royale et à tout le peuple britannique. » 

Il resterait donc un peu d’humanité à l’Est, malgré les discours belliqueux, et c’est ce qui rassure Thomas. 

Tout ne serait pas perdu, finalement.


FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

www.partager.io

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

12 septembre 2022

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024