Chroniques vingt-et-unièmes —Refermer la porte — 5 septembre 2022


 Refermer la porte


—  Je vais peut-être changer mon fusil d’épaule…

—  Ta kalache, tu veux dire…

Jean-Bernard, Ludovic, Charles. C’est leur réunion de rentrée dans le bistrot près de la place du Trocadéro, une sorte de club informel de militaires en retraite leur rappelant le mess des officiers. Ils sont en retrait dans l’arrière-salle, à l’écart de l’écran géant derrière le bar, trop bruyant, réglé en permanence sur BFM TV qui diffuse en boucle les sous-titres : « Mission de l’AEIA à la centrale de Zaporijjia », « Fin des livraisons de Gazprom à Engie », « Ristourne de 30 centimes sur le carburant », « Grèves qui se généralisent au Royaume-Uni », « Rentrée scolaire », « Faut-il taxer les superprofits ? »… Après seulement cinq minutes à évoquer les vacances de chacun, la conversation s’est forcément focalisée sur la guerre en Ukraine. 

Jean-Bernard reprend après l’interruption de Ludovic :  

—  Oui, si tu veux, mais laisse-moi parler. On a vécu l’invasion de la Pologne, de la Finlande et des Pays baltes en 40, l’écrasement de l’insurrection de Budapest en 56, le « coup de Prague » en 68, l’invasion de l’Afghanistan en 79, l’étouffement de la révolte polonaise en 80… Pendant des années, je me suis dit, et beaucoup d’autres aussi comme moi, que le problème c’était le communisme. Je me demande finalement si le problème ce n’est pas la Russie tout court. Les régimes changent mais les invasions et les répressions demeurent. Je songe à la Tchétchénie, à la Géorgie et maintenant à l’Ukraine.

Charles hoche la tête, intéressé. La géopolitique est son dada. Et Jean-Bernard est selon lui un bon interlocuteur pour cela.

—  Si l’on y réfléchit bien, poursuit ce dernier, les Russes n’ont jamais connu la démocratie. Ils passent en 17 de l’oppression des tsars à une dictature communiste. Il n’y a eu qu’un petit intermède, sous Eltsine, dans les années 90, mais on devrait plutôt parler d’anarchie…

—  Tu as raison…

Charles confirme et développe sa propre pensée. Selon lui, la Russie s’enfonce insensiblement dans un régime totalitaire qui va la couper du monde. Jusqu’à ce qu’elle réalise soudainement le décalage qui s’est créé et qu’elle cherche à l’effacer. C’est cyclique dans son histoire. Pierre le Grand avait voulu combler le fossé énorme qui séparait la Russie des autres monarchies. On lui doit la fondation de Saint-Pétersbourg dont le but était d’ouvrir son pays vers l’Europe. Alexandre II, à la fin du XIXe siècle, s’y est essayé aussi sans beaucoup de succès et cela lui a même valu d’être assassiné, victime d’un attentat à la bombe par ce qu’on appellerait aujourd’hui un kamikaze. Alexandre Kerenski, issu de la « révolution bourgeoise » de février 1917, dont le rêve était d’instaurer une social-démocratie, n’y parviendra pas non plus, il sera balayé en octobre par le coup d’État de Lénine. Et après 74 ans de communisme, Eltsine puis Poutine se sont également lancés dans cette tâche. 

Mais c’est maintenant un retour en arrière, Poutine prend depuis une quinzaine d’années un virage à 180 degrés et la Russie, accompagnée de la Biélorussie, va former un nouveau bloc étanche. Ce devrait être pire que sous la guerre froide, car il n’existera plus d’échanges économiques avec l’Ouest, ni de déplacements de personnes, mis à part les élites russes qui fuient le pays. En fait, le peuple russe, encouragé par ses dirigeants de toujours, semble être atteint d’une paranoïa doublée de schizophrénie vis-à-vis d’un Occident exerçant une attraction magnétique tout en inspirant la crainte d’être contaminé en sombrant dans la décadence. Et l’unanimité qui s’est faite en Europe autour de l’agression contre l’Ukraine n’est pas pour déplaire à Poutine. Elle conforte son discours d’une « Russie encerclée » qui n’a qu’une seule alternative, celle de se défendre à tout prix contre ceux qui veulent la détruire.

—  Moi, ce qui m’étonne, l’interrompt Ludovic, c’est cette guerre qui s’éternise, alors qu’on devait assister à un blitz. La Russie, supposée être la deuxième puissance militaire de la planète, ne parvient pas à venir à bout de l’Ukraine dont l’armée n’est pas supérieure à celle d’un petit pays de l’OTAN qui compte trente membres. Remarquez que sa population n’est jamais que trois fois celle de l’Ukraine. Mais quand même… Cela me fait penser à la France en 40, juste avant la débâcle. Elle était censée disposer de la meilleure armée du monde. Et pourtant, en l’espace de trois semaines, l’affaire a été pliée…

—  Et ça risque encore de durer, répond Jean-Bernard. L’Ukraine lance une contre-offensive du côté de Kherson, mais il n’est pas certain qu’elle réussisse. On a connu aussi ça en 16 : offensive allemande de Verdun ; offensive alliée de la Somme. Des centaines de milliers de morts des deux côtés et l’enlisement total…

—  Oui, le pire, c’est l’enlisement, ajoute Charles. Mais la situation peut évoluer très vite. Rendez-vous compte que la Russie en est réduite à acheter des armes à l’Iran et la Corée du Nord ! Et sur place, on fait le tour des prisons et des hôpitaux psychiatriques pour trouver des volontaires. Bientôt, on recrutera dans les maisons de retraite !

—  Là, tu exagères, sourit Jean-Bernard.

—   Et tous ces pseudo-volontaires, comme ils sont payés très cher, on les envoie en première ligne, pour ne pas les payer trop longtemps, justement…

—  J’espère qu’ils sont rémunérés d’avance…

—  Et non, à terme échu, je le crains… répond Charles.

Un léger silence. Du recueillement, peut-être. Entre soldats, on peut faire acte de solidarité, et même de compassion. Près du bar, BFM débite maintenant ses pubs.

—  Il y a pourtant un problème plus angoissant, me semble-t-il, intervient Ludovic.

Les deux autres anciens officiers le dévisagent, s’attendant à l’une de ces théories un peu déjantées dont il est le spécialiste.

Ludovic évoque en fait une situation dont Poutine ne paraît pas se préoccuper tant il est attentif à scruter vers l’ouest. Derrière l’Oural, là où commence la Sibérie, immense plaine de 13 millions de kilomètres carrés représentant plus des trois quarts du territoire de la Russie, léchée à son extrémité orientale par le Pacifique, un danger menace. Le réchauffement du permafrost, assemblage composite de roches et de glace, qui ne saurait tolérer des températures supérieures à zéro degré, risque d’ici quelques décennies de transformer cette vaste étendue en un lac gigantesque, ou plutôt en une extension démesurée de l’océan Arctique, parsemée d’îles formant des archipels, diminuant d’autant la surface du pays. En osant l’image, une Russie se réduisant comme peau de chagrin. Poutine y perdrait une partie de sa puissance, de sa superbe, et la situation complexifierait terriblement les opérations d’extraction du gaz et du pétrole.

Jean-Bernard s’esclaffe.

—  Je ne l’avais jamais entendue celle-là !

Et puis, réfléchissant : en réalité, c’est peut-être l’inverse. Poutine aurait compris et, inquiet de la fonte du permafrost qui va rétrécir son pays, chercherait pour compenser le phénomène des conquêtes à l’ouest. Mais on divague, là…

Charles, lui, pense à Mikhaïl Gorbatchev qui vient de disparaître. « Un héros » selon l’Occident, « le fossoyeur de l’URSS pour les Russes ». De chaque côté, une perception exagérée, mais sur sa terre natale une réécriture de l’histoire qui sert bien les intérêts actuels du maître du Kremlin. L’initiateur de la glasnost et de la perestroïka a sans doute été victime du syndrome du lanceur de réformes qui, une fois déclenchées, ne parvient plus à les arrêter. D’autres comme lui s’y sont brûlés. Il a certes « ouvert la porte » à l’éclatement de l’URSS, mais Eltsine, qui s’était déjà emparé du pouvoir du plus grand État de l’Union, s’y est engouffré avec fracas. En constatant la « disparition de l’URSS » le 8 décembre 1991 à Minsk, de concert avec les présidents ukrainiens et biélorusses, et pour le seul motif de rendre inutile la fonction de Gorbatchev, il a montré le chemin aux autres. Et Poutine aujourd’hui a envie de rattraper ceux qui sont sortis un peu vite pour refermer définitivement la porte. Avec ce paradoxe : c’est Eltsine qui a choisi Poutine comme héritier, qui lui a laissé les clés. Poutine tue le père en quelque sorte… Peut-être laissera-t-il les clés à Medvedev avant d’être « tué » à son tour. Car ce Dmitri Medvedev, il faut s’en méfier. N’a-t-il pas affirmé que « l’Opération militaire spéciale » avait été déclenchée pour éviter une troisième guerre mondiale !

—  Bon, il est temps de rentrer, soupire Jean-Bernard en scrutant sa montre. Je ne suis pas sûr que le conflit sera terminé quand nous nous reverrons dans trois mois.

—  On approchera de la « trêve des confiseurs », ajoute Charles, et de trêve à cessez-le-feu…

—  Ne rêvons pas, dit Jean-Bernard en repoussant sa chaise. D’ici là, d’autres ennuis, d’autres problèmes… Le monde n’est pas fait pour couler des jours tranquilles.


FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

www.partager.io

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

5 septembre 2022

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024