Chroniques vingt-et-unièmes —« Ce qui pourrait avoir été » — 26 septembre 2022


 « Ce qui pourrait avoir été »


Benoît arpente le pavé. Viendra-t-elle ? Lui accordera-t-elle cette faveur qu’elle refuse à Quentin – il le sait par des oreilles indiscrètes –, celle d’une présence, et peut-être d’une complicité, en dehors des cours à la fac de Nanterre ?

En attendant, il observe dans les kiosques les gros titres des journaux. Comme environ 30 % des jeunes, il s’intéresse un peu à la politique et a même voté lors de la dernière présidentielle. Sans se hisser à la hauteur des commentateurs les plus aguerris, il constate une dissymétrie : pendant que l’extrême gauche se déchire sur la portée à donner à une gifle ou à des violences psychologiques dont on a du mal à cerner les contours, l’extrême droite, galvanisée par les succès en Suède et en Italie, prépare tranquillement son accession au pouvoir qu’elle espère en 2027. Il est vrai que les événements en Italie sont éclairants. Encore une fois, comme il le fait régulièrement, le pays se livre à l’aventure, à un parti, Fratelli d’Italia  – « Frères d’Italie », quel beau nom ! Si le territoire ressemblait à la carte, on ne pourrait qu’approuver –, un parti que l’on s’entête à qualifier de postfasciste, alors que, selon Benoît, il devrait plutôt être étiqueté « néofasciste », voire fasciste tout court.

Mais est-ce le temps d’y réfléchir ? Maintenant, il retient son souffle, elle arrive, Ludivine, elle a accepté son invitation. Une invitation qui en vérité n’en est pas vraiment une. Il lui a simplement suggéré de venir le retrouver au musée Albert-Kahn de Boulogne de nouveau accessible au public depuis début avril après des années de travaux.

Comment l’a-t-il convaincue ? Il n’en sait rien. Et lui, quelle chance avait-il de porter attention à ce banquier astucieux ayant assis sa fortune au XIXe siècle avant de se lancer à un âge déjà mûr dans des entreprises philanthropiques ? Un concours de circonstances. Ses pas et une certaine détresse estudiantine le poussaient fréquemment dans le « jardin d’exception » du parc André-Malraux à Nanterre. On n’y voyait généralement personne et il s’abîmait souvent dans la contemplation de plantes dont il ignorait tout du nom et de l’origine. C’est en surfant sur Internet pour les identifier qu’un intérêt est né chez lui pour le règne végétal. Et puis, il y a eu cette émission sur France Culture consacrée au banquier mécène. Alors, quand il a appris la réouverture du musée et de son parc bien connu pour son espace arboricole et la variété de ses plantations, de ses décors, il a voulu aussi y déambuler. Et ce faisant, il s’est passionné pour son concepteur.

Il a donné rendez-vous à la jeune fille devant l’entrée et il aperçoit maintenant sa silhouette, son allure nonchalante. Depuis le rond-point Rhin-et-Danube, elle avance sur l’avenue Jean-Baptiste-Clément d’un pas chaloupé, le soleil allume ses cheveux d’or, une cape enroulée autour de ses épaules masque en partie son corps élancé et surtout ses formes. Car Ludivine cache toujours ses formes, et c’est peut-être cette retenue qui a fait jaillir chez lui ce début, non pas d’attirance, mais d’intérêt pour elle.

Elle lui a tendu sa joue sur laquelle il a à peine déposé ses lèvres. Il a pris vis-à-vis d’elle un ton de professeur, s’excusant de la hardiesse de son invitation, de son caractère impromptu, auquel il aimerait remédier en lui avouant son ambition de tout lui révéler sur la vie de l’auteur de ces lieux.

Elle se tait, légèrement intriguée, inclinant la tête, et il ne sait si le pli délicat qui se forme autour de sa bouche est l’amorce d’un sourire narquois ou le signe d’une quelconque marque de curiosité.

Il choisit la seconde option et il l’emmène alors dans la première galerie du musée en lui expliquant que rien ne prédestinait ce Juif alsacien né en 1860 à Marmoutier dans le Bas-Rhin de parents modestes (son père est marchand de bestiaux), au physique ingrat, affublé d’un accent difficilement compréhensible, à construire l’une des plus grandes fortunes de son temps, à côtoyer les personnages les plus influents de son époque. Après la défaite face à la Prusse et l’annexion de l’Alsace-Moselle, sa famille fuit sa province natale pour s’installer à Paris, comme vont le faire 15 000 Juifs alsaciens. À 16 ans, repéré pour son esprit vif, il entre à la banque des frères Goudchaux en qualité de garçon de courses. Il y fait rapidement son chemin. Car deux ans plus tard, aidé peut-être par ses dons de négociation et de conviction acquis en écoutant son père discuter âprement sur les marchés, on lui confie une gestion de portefeuille. Une gestion qui va se révéler profitable, et devant sa prodigieuse capacité à faire fructifier tout l’argent passant entre ses mains, on lui laisse administrer des sommes de plus en plus importantes. À 26 ans, consécration, il devient associé de l’établissement, et en 1898, après s’être enrichi en spéculant sur l’or et les diamants du Transvaal grâce à un talent rare pour flairer les bonnes affaires, et ce à un moment où le capitalisme occidental commence à étendre son emprise sur la planète, il crée sa propre compagnie, la Banque Albert-Kahn.

En parallèle de ce parcours, il reprend des études, aidé en cela par Henri Bergson, alors élève à l’ENS, loin encore d’être célèbre, dont il a fait la connaissance dans la pension de famille qui les héberge, et auquel il restera lié toute sa vie durant de façon indéfectible. Il obtient de cette manière un bac littéraire et une licence de droit.

Il a donc assuré sa « réussite ». Tout aurait très bien pu continuer ainsi dans le confort des hôtels particuliers où il travaille et où il réside, des conseils d’administration ouatés, dans la consommation effrénée du luxe, tel que pouvait le concevoir la Belle Époque, mais à 38 ans, au moment où il fonde sa banque, et peut-être même avant, allez savoir pourquoi, Albert Kahn ressent une douleur existentielle. Et il a cette révélation : pourquoi poursuivre une carrière où la simple préoccupation consiste à amasser sans but et sans fin toujours plus d’argent ? L’avenir ne recèle-t-il pas d’autres horizons, d’autres lignes de fuite ? Ces lignes de fuite, il va les trouver. Il devient mécène en finançant l’Université de Paris pour qu’elle organise une « bourse Autour du monde ». La bourse en question offre à des jeunes titulaires de diplômes prestigieux (agrégation, doctorat, Polytechnique, ENS…) la possibilité d’un voyage hors des frontières nationales afin de parfaire leurs connaissances de la planète, une initiation destinée à faire profiter à leurs élèves de tout ce qu’ils auront vécu directement sur le terrain. Un succès. Sur 33 ans, de 1898 à 1931, ce sont 147 hommes et femmes, français et étrangers, qui vont en bénéficier. Cette bourse, ce n’est pas rien, elle représente quatre fois le salaire annuel d’un agrégé en début de carrière et permet donc à l’attributaire de jouir d’un certain confort matériel dans son périple. Albert Kahn demande simplement aux lauréats de « parcourir le monde pour le ramener dans les salles de classe ». Car « plus il y aurait d’expérience intelligente derrière la leçon qu’ils donnent, plus il y aurait de prise sur ceux qui l’écoutent ». Il résume : « Oubliez ce que vous avez lu et partez… Ayez les yeux grand ouverts… »

Lui-même s’y investit. Lui aussi va faire le tour du monde, d’abord en 1908 et 1909, en compagnie de son fondé de pouvoir et de son chauffeur, et en rapporter 4 000 clichés sur plaques, puis entre 1927 et 1928. Il impose à ses collaborateurs de « photographier le mouvement de la vie ». Ce sont ainsi les marchés, les passants, les paysages, les constructions que l’on fixera sur la pellicule.

Mais il est insatiable. En 1912, il lance le projet des « Archives de la planète ». Écoutons-le : « Le but des “Archives de la planète” est d’établir comme un dossier de l’humanité prise en pleine vie au commencement du XXe siècle à l’heure critique de l’une des mues économiques, géographiques et historiques les plus complètes qu’on ait jamais pu constater ».

Car Albert Kahn est taraudé par une obsession : avec le bouleversement économique, financier, industriel qui traverse le monde à ce moment, bouleversement auquel, entre parenthèses, il participe largement par sa qualité de banquier, il se rend compte que ce même monde s’évanouit, que les traditions ancestrales vont s’éteindre, qu’un modèle unique va se répandre partout. Il veut donc conserver à jamais une image du monde avant que celui-ci ne soit plus qu’un souvenir. Son objectif est de « fixer une fois pour toutes les aspects, les pratiques et les modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps ». Avant l’uniformisation engendrée par la façon de vivre occidentale en voie de conquérir toute la planète. Il s’inquiète alors pour ce qui va suivre : « Les générations futures se demanderont avec stupéfaction comment une telle catastrophe a pu se produire, englobant toutes les grandes nations. Comment une part importante de la richesse de la terre a pu être anéantie sans que personne l’ait prévu. Il faut éviter dans l’avenir un pareil désastre. »

Et pour ce faire, il va utiliser deux technologies naissantes : l’autochrome et la pellicule de cinéma.

De cet inventaire, il reste 72 000 autochromes et 180 000 mètres de films ainsi que 6 000 plaques stéréoscopiques couvrant 71 pays.

Le meilleur exemple de la réussite de ce projet consistant à fixer pour toujours un monde qui s’efface est Pékin. Son équipe va parcourir la cité de long en large et la photographier entièrement, en figer tout le mouvement des habitants, tous les petits métiers, toutes les ruelles obscures et les demeures ancestrales. Cent ans après, tout a complètement disparu, il ne subsiste rien de ce qu’a connu Albert Kahn, hormis quelques insignifiants quartiers baptisés hutongs préservés exclusivement pour le plaisir des touristes. La ville, hérissée d’une infinité de tours de logements uniformes et de concessions automobiles, cernées par sept périphériques formant des cercles concentriques, s’affiche dans la modernité. Le dernier témoignage de son passé, ce sont ces autochromes.

Mais ce n’est pas la seule « folie » d’Albert Kahn. Il est hanté par une autre idée, une idée naïve, celle de vouloir changer le monde, ou plutôt de l’empêcher de devenir funeste, au vu des transformations qui s’accélèrent. C’est d’un monde pacifié dont il rêve, et il est parcouru de pensées étranges où les peuples se respecteraient mutuellement, où s’instaurerait une solidarité internationale entre les États. Et pour donner consistance à cette utopie, il y engloutit tout son argent en développant ce qu’on appellerait aujourd’hui un rôle d'« influenceur ».

Et nous sommes au début du XXe siècle, juste avant la grande conflagration !

Il habite à cette époque dans un hôtel particulier au fond de son parc de Boulogne. Ce logement se dote progressivement d’équipements divers comme un chenil, un garage, des salles de projection, une imprimerie, un studio de photographie… On y tient des débats, des conférences, des repas avec les jeunes boursiers dans le cadre d’une « société autour du Monde » auxquels participent des célébrités. L’atmosphère y est bouillonnante.

Pour faire fonctionner toutes ces entreprises, il s’entoure d’un service comptant à un moment donné quinze journalistes qui collectent et synthétisent l’information du jour. Un bulletin quotidien est édité, le tout financé sur sa fortune personnelle.

C’est dire si pour Albert Kahn, la guerre de 14-18 est un désastre, la ruine de tous ses espoirs. Il continue toutefois ses actions humanitaires en constituant un comité de secours destiné à venir en aide aux plus défavorisés afin qu’ils achètent nourriture et vêtements. Lucide, il tire des conclusions de cet affrontement. Pour lui, « plus jamais ça », il faut organiser d’autres modes de gouvernance par une coopération internationale, créer un organe planétaire, lequel réfléchirait et apporterait des solutions sur tous les grands sujets : économie, conflits du travail, hygiénisme, médecine préventive, logement, loisirs, famille… Son but est d’éviter la violence sociale qui génère la régression, qui rend toute la société perdante.

Un utopiste ? Un illuminé ? Contrairement à un certain discours actuel, il croyait aux élites, leur faisant confiance pour résoudre les désordres du monde, à condition qu’elles soient détachées des passions, déclarant : « Les élites doivent être douées de la faculté de voir ce qui n’est plus, ce qui n’est pas encore, ce qui a été, ce qui pourrait être, ce qui pourrait avoir été. »

Un combat d’arrière-garde ou contre les moulins à vent ? Les années 1930 vont lui être fatales. Homme du XIXe siècle, il n’aura pas compris les grands bouleversements économiques engendrés par la crise financière qui commencent en 1929, la considérant comme une péripétie passagère dans un cycle long, adoptant la stratégie du gros dos, s’endettant pour ne pas liquider ses actifs, et y laissant finalement toute sa fortune. Il est ruiné et tous ses biens doivent être vendus. C’est le département, aujourd’hui des Hauts-de-Seine, qui s’en rend acquéreur. Au vu de son œuvre, de son aura, on lui consent néanmoins l’usage de sa maison et il continuera alors à y vivre, à partir de 1936, mais tel un fantôme, en reclus, retiré du monde, n’y occupant qu’une sobre chambre peuplée de ses souvenirs, jusqu’à son décès en 1940, juste après la défaite dont il aura connaissance, un drame de plus pour celui qui a fui avec sa famille l’annexion de l’Alsace par les Prussiens. Il devra même, peu avant sa mort, se faire recenser comme Juif. Elle arrive à point nommé pour le sauver de l’extermination.

—  C’est touchant, se contente de conclure Ludivine après avoir observé la dernière affiche. T’es quand même un drôle de mec !

Ce pourrait être un compliment ou une critique, tout dépend de l’état d’esprit de celui qui profère ces paroles ou de celui qui les reçoit. Benoît ne les prend pas au premier degré, il n’a pas semé d’humour dans son exposé. Elle doit simplement se demander quel but il poursuit ainsi en interrogeant ces images du passé à une époque où l’immédiat est érigé en dogme.

Il lui fait parcourir le parc où émergent huit pavillons. Quatre hectares thématiques de verdure, dont un jardin japonais parsemé de galets et de petits ponts enjambant de minuscules lacs où batifolent des carpes de multiples couleurs, et une forêt des Vosges reconstituée (un souvenir d’Alsace ?) composée de chênes, de pins, d’érables… Avec le recul, on découvre mieux le bâtiment dédié au musée qu’ils viennent de visiter, superbe, rénové par l’architecte nippon Kengo Kuma, où le bois joue avec l’aluminium sur la façade, ce qui en modère le caractère imposant.

Mais Ludivine commence à montrer des signes d’impatience. C’est plus de temps qu’elle ne pensait y consacrer, et elle s’en étonne.

—  Il faut que je me sauve, dit-elle en consultant l’heure sur son téléphone.

Elle porte à nouveau sa joue vers lui et il semble à Benoît qu’elle la maintient plus longtemps que de raison, plus longtemps qu’au moment où elle est arrivée, à moins qu’il ne s’agisse là d’une illusion, de l’expression d’un désir dont il n’est pas conscient. L’avenir se construit à petits pas.


FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

www.partager.io

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

26 septembre 2022

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024