Chroniques vingt-et-unièmes —Se rejoindre — 22 août 2022

 


Se rejoindre


—  On apprend tous les jours des choses étonnantes. Par exemple, moi qui croyais que les pandas géants se rattachaient aux ratons-laveurs, ce n’est plus vrai. Eh oui, on les classe maintenant dans la famille des ursidés ! Et je fais allusion, évidemment, aux pandas authentiques, ceux qui possèdent neuf taches noires. Sinon, ce sont des contrefaçons !

C’est Sébastien qui a parlé et ses paroles déclenchent un éclat de rire général. Ils sont tous les quatre attablés dans le restaurant La Capitainerie du château de Chantilly. Xavier, Émeline, Sébastien et Romane. Ils sont venus passer la journée au domaine de 7 800 hectares, propriété au XIXe siècle du duc d’Aumale, qu’il hérita du dernier prince de Condé et qu’il embellit avant de le léguer à sa mort à l’Institut de France auquel il appartient toujours. Ils ne vont pas le parcourir dans son intégralité, bien sûr, mais ils visiteront, outre le château, les Grandes écuries, le Musée vivant du cheval et la Salle du Jeu de Paume où se tient en ce moment une exposition consacrée à Albrecht Dürer, un espace idéal, une pause bienvenue pour oublier les rodéos urbains qui semblent être devenus le problème majeur de l’été. 

Xavier s’esclaffe : 

—  Les pandas, des ursidés ? Pour reproduire une expression présidentielle, ça m’en touche une sans faire bouger l’autre…

—  Ah non ! Pas toi ! l’interrompt sa femme Émeline. Je n’aime pas quand tu parles comme ça.  C’est d’une vulgarité…

—  Mais c’est une phrase qu’il a reprise de Chirac…

—  Ce n’est pas une raison !

—  Comme « abracadabrantesque »…

Le président Chirac avait le don de se sortir d’un mauvais pas en lançant ce type de formules. Très malin puisqu’on a plus tendance à s’attacher à la forme qu’au fond des choses.

—  Je te répète que ce n’est pas une raison !

—  Tous les jeunes s'expriment comme ça aujourd’hui…

À l’affût, Sébastien renchérit : 

—  On disait avant que le président était « jupitérien » ; il veut peut-être avec ce langage se mettre à la portée des Français…

Mais Émeline persiste : 

—  Il n’empêche, un président ne devrait pas dire ça.

—  Un président ne devrait pas dire ça. Tiens donc ! François Hollande n’a pas écrit un livre dans le genre ? interroge Romane.

—  Exact, confirme Xavier. Une réponse peut-être à Merci pour ce moment de Valérie Trierweiler…

—  Ne revenons pas là-dessus, intervient à nouveau Émeline qui déteste cette forme de voyeurisme. 

Au fond d’elle-même elle s’offusque. Pas des paroles qu’elle vient d’entendre, mais de la situation qui a conduit à  ce qu’elles soient prononcées, de la dérision qui s’est introduite partout, qui fait qu’il ne subsiste plus aucune barrière entre le pouvoir et ses coulisses. Elle a parfois l’impression d’appartenir à un autre temps, celui où l'on cultivait une certaine déférence pour les personnalités représentant les institutions. Elle aimerait finalement que chaque chose occupe la place qui lui sied, que chaque événement soit évalué à l’aune de l’importance qu’il peut avoir sur la vie en société, ce qui est bien sûr impossible, ce qui n’existe pas et n’a sans doute jamais existé.

—  Et d’ailleurs, continue-t-elle, essayant de masquer sa gêne, on n’imaginerait pas de Gaulle s’exprimer comme Macron aujourd’hui…

—  De Gaulle ? Tu as bien dit de Gaulle ? s’étonne Sébastien. Il a simplement parlé de « chienlit » ou déclaré que les Français étaient des veaux.

Xavier tout en interpellant un serveur commente : 

—  Ça avait quand même plus de gueule !

—  Et tout le monde se souvient de la phrase de Pompidou : « Arrêtons d’emmerder les Français… », ajoute Sébastien.

—  Il avait raison. Et pourtant, tout allait mieux à l’époque. C’était les Trente Glorieuses.

—  Là, Romane, je crois que tu fantasmes, la reprend Xavier. Tu dis que tout allait mieux à l’époque. Forcément, puisque c’était avant. Ça participe au mythe des Trente Glorieuses. Comme on a connu la Belle Époque qui n’était pas si jolie et les Années folles dont le seul résultat a été de préparer la guerre suivante. Pendant les Trente Glorieuses, tout semblait formidable, les Français étaient heureux, la vie avait un sens… D'accord, mais si j’écoute mes parents, chacun se plaignait, l’inflation galopait, les gens étaient à découvert le quinze du mois, l’information était aux ordres de l’État, les gouvernements n’arrêtaient pas de tomber – je pense à la Quatrième République –, c’était la guerre partout, on s’attendait tous les matins à recevoir une bombe sur la tête, mais c’était le paradis !

Sébastien explique à son tour : 

—  Eh oui, parce que c’était forcément mieux avant. La recherche perpétuelle du paradis perdu. Devant un futur incertain, on sacralise un passé qui n’a jamais existé, mais qui rassure. C’est bien normal, on a toujours connu ça. Mais l’anomalie, c’est quand on cherche à le faire revivre ce passé, ce passé qui n’a jamais existé…

—  Sébastien, je ne peux que te rejoindre, conclut Xavier.

Le serveur apporte la carte des douceurs. « Tous les desserts sont accompagnés de crème chantilly », insiste-t-il avec un sourire gourmand et tentateur qu’il a sans doute appris à afficher pour déclencher un réflexe pavlovien. Une réussite puisque l’approbation est générale. La crème chantilly, l'originale, obtenue nécessairement « à la maison », surtout pas de façon industrielle, et encore moins d’une bombe sous pression, est supposée avoir été inventée dans les cuisines du château au XVIIe siècle sans que cette affirmation soit réellement prouvée, mais il n’est pas question en ces lieux de la contredire. Ce serait déplacé et il est bien plus opportun de déguster ladite crème en la portant lentement à sa bouche pour se délecter du subtil assemblage aérien de matière grasse et de sucre, rehaussé de la discrète saveur de vanille, de Madagascar si possible, qui vaincra toutes les réticences de ceux qui ne parviennent pas à la distinguer d’une vulgaire crème fouettée.

—  Elle est vraiment bonne, murmure Xavier quelques minutes plus tard, les yeux fermés.

Et Sébastien confirme : 

—  Là aussi, je ne peux que te rejoindre…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

22 août 2022

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