Chroniques vingt-et-unièmes —La passion qui anime — 29 août 2022


 La passion qui anime


Il est parti, sac à dos sur l’épaule, pour « vivre des expériences humaines uniques sur les routes de France ». C’est l’explication que Quentin a donnée à ses parents, le genre d’explication que ne supporte pas Jean-Bernard qui lui reproche d’être comme ce Bloch décrit par Proust dans Du Côté de chez Swann, évoluant « si résolument à côté des contingences physiques que ses sens ne prennent pas la peine de les lui notifier ».

Donc, il a quitté pour quelques semaines sa chambre surchauffée de la rue Réaumur sans but précis, au hasard des voitures qui l’ont emmené en stop. C’est ainsi qu’on l’a convoyé jusqu'à Blois d’où il a été embarqué dans la direction de Romorantin, puis de Vierzon, avant d’être déposé près de Châteauroux. Là, sentant comme un air vivifiant l’entourer, il a décidé de marcher par les chemins communaux bordés de ronces, de longer les prairies grillées où se recroquevillent les vaches, déployant le soir sa quechua à l'abri des meules cylindriques fraîchement assemblées. Le Berry n’était pour lui qu’un mot à la résonance insolite, lui rappelant un nom de réalisateur ou de comédien, et un vague souvenir surgi du lycée évoquant l’épopée d’une duchesse du même nom. Il en arpente la terre désormais. Et au fil de ses pérégrinations, de ses rencontres, deux lieux vont s’inscrire dans les plis de sa mémoire.

Le premier est le petit bourg de Nohant-Vic, qui ne se distinguerait pas d’un autre, s’il n’était le « pays » de George Sand, lieu de la maison où elle a passé sa jeunesse, élevée par sa grand-mère, et une grande partie de son existence d’adulte, où la nature environnante a tant inspiré ses romans champêtres, où elle y a reçu les plus importantes personnalités de son temps – Franck Liszt, Gustave Flaubert, Honoré de Balzac, Eugène Delacroix, Théophile Gautier, Pauline Viardot, Ivan Tourgueniev… –, où Chopin pendant neuf ans y a composé ses nocturnes. Sans occupation particulière, et peut-être fatigué de marcher, il a suivi la visite commentée par une étudiante délurée. Avec le « parler de maintenant » (ce que lui a fait remarquer une touriste), elle a retracé la vie détonante de l’écrivaine, parsemée d’amours tumultueuses qui ont peut-être contribué à construire cet héritage majeur qu'elle a laissé.

Le deuxième endroit est le village du Menoux où il a fait une découverte surprenante. C’est un village enseveli dans la campagne, comme on en traverse tant ici, mais qui cultive le souvenir d’un peintre et sculpteur connu dans le monde entier, Jorge Carrasco. Étrange, mais pas tant que ça. Après mille aventures, l’homme, originaire de La Paz en Bolivie, s’est installé dans ce village où est née sa femme française. Et il va y poursuivre une œuvre entamée depuis longtemps. Tombé en arrêt à son arrivée devant les voûtes immaculées de l’église formant dans son esprit un vaisseau nu (« Voilà une belle toile vierge qu’il faudrait peupler »), il obtient des autorités ecclésiastiques la permission de les décorer, mais à sa façon, en rendant hommage à un « Christ triomphant, symbolisant le ciel représenté par des compositions qui expriment la joie humaine, et l’enfer par des scènes de tristesse et de souffrance ». En s’inspirant de la culture amérindienne, mais aussi des religions polythéistes, il va ainsi orner le chœur, le plafond, l’abside, les bas-côtés et le transept de tableaux à la fois cosmogoniques, rituels, allégoriques, dans un déchaînement de couleurs et par un cheminement qui porte le visiteur du chaos à la plénitude.

Quentin est sorti décontenancé de l’église après avoir essayé d’en décrypter les fresques. Cette découverte l’a incité à parcourir le musée consacré à l’artiste dans la maison même qu’il occupait jusqu’à sa mort en 2006, et où sont exposées des dizaines de sculptures et de peintures. Et, surprise, c’est son propre petit-fils qui en assure le commentaire. Il apprend ainsi que Carrasco travaillait lui-même le marbre, le granit, l’onyx, ce qui montre sa virtuosité (à l’inverse de Rodin qui donnait ses plâtres à réaliser à des artisans marbriers). Une pratique qui le rapproche d’Albrecht Dürer, un as de la gravure sur cuivre ou autre métal, qui a poussé ce procédé à ses limites, ce que ses contemporains Raphaël ou Léonard de Vinci étaient incapables de faire, qui laissaient s'activer d’après modèle des artisans graveurs, tel notamment Marcantonio Raimondi, lui aussi un génie de cette technique, « graveur de seconde main », c’est-à-dire de reproduction, lequel n’hésitait pas à copier des œuvres du même Dürer, sans s’offusquer de dupliquer sa signature. Une conduite litigieuse qui lui valut un procès de l’artiste imité, peut-être le premier du genre, en contrefaçon.

Mais autre époque, autres mœurs. Quentin a quitté le village, songeur. Georges Sand, Jorge Carrasco… C’est la passion qui animait ces gens. Il se demande pourquoi, lui, aucune passion ne l’anime, se contentant de suivre le cours d’une vie nonchalante sans chercher à s’attarder sur ses bords, ayant le sentiment depuis toujours d’évoluer en aveugle à l’intérieur d’un labyrinthe. Et il réfléchit : s’agit-il des « expériences humaines uniques » qu’il voulait vivre ? Il s’attendait à rencontrer des personnes ayant choisi comme lui de se reculer légèrement du monde, issues de milieux différents, mues par le même désir de reconsidérer leur condition, et non ces esprits surgis du passé avec lesquels il a l’impression de faire un pas sur un chemin de promesses.

Il marche à nouveau, appréciant davantage la douceur ambiante, la lumière dépouillée de la fin de l’après-midi qui fait vibrer les meules indolentes.

Il pénètre dans le pré, s’assoit contre l’une d’elles pour s'informer machinalement des nouvelles du front sur son téléphone, de Julien Bayou pour qui il cultive un peu de sympathie, mais qui cette fois-ci y va un peu fort de son point de vue en se prononçant pour l’interdiction pure et simple des jets privés, et en ne disant pas non à celle des piscines privées. Ce qui est privé, en somme. À sa décharge, le prix de gros du mégawattheure qui a bondi en un an de 85 à plus de 1 000 euros ne simplifie pas les choses. Il imagine en souriant son père Jean-Bernard qui doit pester à ce type d’annonces, et dénoncer probablement ces velléités de collectivisation de la société. 

Il s’allonge maintenant, il a laissé passer l’heure, une fraîcheur rédemptrice s’installe. Bientôt les chauves-souris zèbreront l’air en quête d’insectes et les hiboux déploieront leurs ailes au-dessus de la prairie, en gardiens vigilants de la nuit.

 Il bâille et ne se sent même pas la force de sortir la tente de son barda, d’essayer de la déplier en deux secondes, ainsi que l’indique la publicité, et il réfléchit à l'insignifiance de ces propos, de ceux de Julien Bayou et des autres supposés de son père, qui troublent la tranquillité passagère qu’il a envie de retenir, pour quelques heures ou pour toujours. 

Est-ce la quiétude de cette fin d’après-midi ? Est-ce l’apaisement de ses sens ? Pendant un instant, un minuscule instant, car ces instants ne durent guère, il lui semble saisir en un éclair toute la complexité du monde, dans un jaillissement éphémère et brutal, telle une carpe qui s’élançant de son milieu obscur goûterait avec stupéfaction la lumière avant de l’oublier aussitôt.

Ne manque alors que Ludivine à côté de lui pour sublimer ce moment sacré. Ses mèches dorées se confondraient avec la pâleur de la paille, elle s’amuserait de cette révélation et il emporterait son rire cristallin dans les territoires reculés de ses rêves.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

29 août 2022

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