Chroniques vingt-et-unièmes —Des barrières infranchissables — 15 août 2022




 Des barrières infranchissables


Les touristes sont de retour, à l’exception des Russes, des Chinois et des Japonais, mais heureusement les Américains, attirés par le change favorable, sont revenus en masse. 

Alors, les restaurants ne désemplissent pas. Une aubaine pour Hamid. Dix heures par jour et pour une cinquantaine d’euros, il s’active à la plonge dans une brasserie du cinquième arrondissement, embauché dans des conditions pas forcément très licites. Car le patron a beau publier des annonces sur des sites spécialisés ou en couvrir sa vitrine, il ne trouve pas les employés dont il a besoin. Un paradoxe, ou l’une de ces exceptions françaises dont on aime tant se vanter : personne parmi ceux qui sont habilités à travailler – les Français ou les étrangers possédant des papiers en règle, – et par contre une foule de volontaires dans la masse de ceux qui n’en ont pas le droit. Chaque matin, dès cinq heures, ils sont une dizaine à patienter devant le seuil de l’établissement, chacun espérant être choisi pour la journée. Hamid ne s’y présente pas régulièrement, mais quand il l’aperçoit, le restaurateur lui fait signe d’entrer par un discret mouvement de tête. Car il est sérieux, Hamid, Émeline qui le suit de loin s’en est rendu compte, il ne se plaint jamais, capable de s’activer debout durant plusieurs heures d’affilée, et surtout, il sait tenir sa langue. Ce travail en solitaire lui laisse le temps de réfléchir, et généralement ses pensées migrent vers ses sœurs et ses cousines restées au pays, qui ne sont plus autorisées à fréquenter l’école ou l’université, qui doivent, lorsqu’elles quittent les murs de leur maison, ce qui n’est permis que pour des raisons impérieuses, revêtir la combinaison intégrale. Quelques-unes résistent. Mais à Kaboul, leurs manifestations tournent court très vite. Les talibans les pourchassent aussitôt, les matraquent, confisquent leur téléphone, tirent même en l’air pour les intimider, comme on a pu le voir dernièrement.

Les femmes là-bas, sont autant de petits avatars du diable, qui poussent les hommes, malgré eux puisque la tentation est forte et subjugue leur volonté, et que la chair est si faible, à se jeter dans la lubricité. C’est de cela qu’il faut les préserver coûte que coûte en s’acharnant sur leur ennemi naturel, ces étranges créatures du sexe opposé.

Son ami Houessou, le Béninois, temporise : 

—  C’est quand même mieux qu’avant. Ils n’exécutent plus dans les stades, ils se contentent aujourd’hui de décapiter les mannequins dans les boutiques…

Mais sur ce sujet, Hamid ne plaisante pas. Cette situation le fait bouillir, et s’y mêle en même temps un sentiment de culpabilité. C’était il y a un an jour pour jour. Comment 70 000 talibans arrivent-ils à tenir un pays de 38 millions d’habitants ? La terreur ? Pas uniquement. Un certain fatalisme aussi. Dans les campagnes, ce sont les chefs de village ou de tribu qui décident. Allégeance un jour au gouvernement, allégeance un autre à la rébellion. Aurait-il dû résister, se battre plutôt que prendre la fuite ? Mais qu’aurait-il pu tenter à lui tout seul, alors que l’armée régulière de 300 000 hommes s’est évaporée en moins de 24 heures ? La folie s’est abattue si vite.

Depuis qu’il a lu le livre Un Afghan à Paris de son compatriote Mahmud Nasimi publié l’année dernière, Hamid fréquente, suivant son modèle, le Père-Lachaise ainsi que les autres espaces verts de Paris. Ce dimanche, le parc Monceau et ses frondaisons l’ont attiré. C’est un « havre de paix », selon la formule consacrée. Il a d’ailleurs été conçu dans cet objectif juste avant la Révolution, à un moment où un certain ordre social semblait éternel, par l’architecte-paysagiste Louis Carrogis de Carmontelle, et ce à la demande pressante du duc de Chartres, futur Philippe Égalité, père de Louis-Philippe, qui rêvait d’un « pays d’illusions » en plein Paris, avec fausses ruines féodales, vestiges de temples romains, colonnes corinthiennes, une pagode, une pyramide, une rotonde… rien que des artifices pour oublier la rudesse du temps. Un espace romantique avant la lettre.

C’est aujourd’hui l’un des poumons verts de la capitale, un lieu de convivialité, de rendez-vous, le dimanche pour les promenades familiales, en semaine pour les nounous et les dog sitters. La vie paraît s’y écouler paisiblement, on dirait un territoire sauvegardé, à l’abri des épidémies, de la guerre… Et pourtant…

Des allées, on aperçoit une très belle bâtisse située au 63 rue de Monceau. Construite entre 1911 et 1914, l’architecture y est cependant de facture classique, la façade arrière, ouvrant sur jardin et le parc, s’inspirant largement du Grand Trianon de Versailles. 

Cette bâtisse, c’est le Musée Nissim de Camondo, propriété du Musée des Arts Décoratifs depuis 1935, date de la mort de Moïse de Camondo en vertu du legs qu’il fit à cette institution à la suite de la disparition de son fils. On ne se doute pas du drame qui s’y est joué et qui entache encore – ce ne fut ni la première, ni la dernière fois – l’honneur de la France.

Le père de Moïse, Nissim, est un grand financier juif de la fin du Second Empire et de la Troisième République. Ayant accumulé une belle fortune, il fait construire cet hôtel particulier pour y accueillir, dans le même style, la collection phénoménale d’objets, de peintures et de mobilier du XVIIIe siècle qu’il a constituée peu à peu.

Son fils, également appelé Nissim, décède en 1917 alors qu’il opère en mission comme pilote photographe de l’armée, après s’être distingué à plusieurs reprises par son audace et son courage.

C’est cette disparition qui décide Moïse à léguer l’hôtel ainsi que tous les biens qu’il comporte, à condition que le tout soit conservé pour les générations futures. Son cousin Isaac offre en outre à l’État un ensemble de meubles précieux et de tableaux prestigieux, dont une quantité importante de toiles impressionnistes.

On pouvait penser que le sacrifice du fils, ces nombreux dons dans le but de sauvegarder la culture nationale pouvaient protéger, lors de la période troublée qui allait suivre, Béatrice, l’autre enfant de Moïse, qui d’ailleurs se croyait à l’abri des persécutions nazies. Il n’en fut rien. Elle s’est convertie au catholicisme mais peu importe. Elle et le reste de sa famille (dont sa propre fille) sont arrêtés en 1943 et déportés vers les camps de Birkenau et d’Auschwitz où ils sont gazés. Leurs biens sont pillés par les dignitaires allemands et l’État français ne tente rien pour les soustraire à leur sort.

Sans les panneaux explicatifs, on n’imagine pas, en arpentant les pièces d’apparat, toutes ces vicissitudes, toutes ces bassesses. Car le temps, insensible à la violence des hommes, y recouvre les murs de son silence. Il n’y a que des petites voix issues de la mémoire pour rappeler aux générations nouvelles ce que l’histoire recèle d’horreurs. Hamid a tout lu, et ce récit lui donne le vertige, le pays qu’il a choisi, phare éternel des droits humains et de la liberté, dont la vocation selon ses dirigeants de tous bords est d’inspirer le monde, lui semble vaciller sur ses bases. 

Et reviennent en lui les images d’Afghanistan. Il pense qu’au fond, malgré le décalage des époques, les choses n’ont pas beaucoup changé. Les idéologies, les croyances, ou tout bonnement l’ignorance, élèvent des barrières infranchissables entre les hommes, et ce n’est pas l’attentat au couteau venant de se produire contre Salman Rushdie qui démontrera le contraire.

Il sort de la bâtisse alors que des familles entières, touristes ou amoureux se pressent à l’entrée en quête de fraîcheur. 

Mais la canicule est en passe de connaître une accalmie. Le ciel va se remplir d’orages en cette montée de l’Assomption. Est-ce cette perspective qui déclenche en lui cette vague de tristesse ? Ce serait trop simple.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

15 août 2022

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