Chroniques vingt-et-unièmes —Chacun son rôle — 1er août 2022


 Chacun son rôle


—  Tu as entendu parler Vanessa à midi ?

Élise dessert la table du déjeuner et fronce les sourcils.

—  Je ne crois pas, répond-elle.

—  Je ne me rappelle même plus le son de sa voix, continue Jean-Bernard. Elle n’a pas relevé la tête de tout le repas et ne faisait que consulter son téléphone.

—  Ils sont tous comme ça à cet âge.

—  Elle ne consulterait pas son téléphone si elle n’en possédait pas, ou, au moins, si on lui interdisait de s’en servir à certaines heures. Je dis juste à certaines heures, car je ne tiens pas à passer pour un dinosaure. Tu connais ma position sur le sujet… On lui a offert pour nous joindre en cas d’urgence et il n’y a pas urgence en permanence, que je sache…

—  Ils font tous pareil…

Jean-Bernard détache les syllabes : 

—  J’ai l’impression que chaque parent répète la même chose : « Ils sont tous comme ça », « Ils font tous pareil ». C’est de cette manière qu’on aboutit à des comportements moutonniers.

Élise le regarde, excédée : 

—  Tu as envie de te fâcher ?

—  Je n’ai pas envie de me fâcher, mais j’estime qu’on devrait surveiller un peu plus Vanessa. Elle n’a que treize ans… Déjà qu’on n’a pas de nouvelles de Quentin qui est parti tout seul avec un sac à dos. Monsieur « veut vivre des expériences humaines uniques sur les routes de France… » Comme s’il ne pouvait pas en vivre à Paris…

—  Tu vois bien que tu te fâches…

Élise disparaît dans la cuisine pour en revenir avec une grosse éponge. Jean-Bernard l’apostrophe à nouveau.

—  Mais ce n’est pas Quentin qui me désole, c’est Vanessa. Elle n’a que treize ans, je te le répète…

Treize ans, c’est effectivement l’âge où l’on se construit, à condition que les fondations soient solides. Mais Élise hausse les épaules. Jean-Bernard a tendance à s’inquiéter pour tout et à exagérer. Il exagère sur tout. Pour lui, le monde est porteur de toutes les menaces, l’avenir cerné de périls. Et la situation empire depuis qu’il a quitté l’Armée. On croirait qu’il n’est jamais passé par cet âge. Elle l’imagine en élève studieux, ce qu’il devait sûrement être, ne relevant pas la tête de ses cahiers.

—  Et tu penses aux sites pornos ? renchérit-il sur un ton de reproche, consterné que sa femme ne prenne pas la mesure du danger.

—  Vanessa est raisonnable…

—  Comme on l’est à treize ans… Tu as vu le temps qu’elle gaspille sur Tik Tok.

Et Tik Tok, ce n’est rien. Si Jean-Bernard et Élise avaient été plus attentifs – ou surveillaient sa consommation, car ils ont tous les outils à disposition pour le faire – ils auraient remarqué certains sites que seuls les ados fréquentent, certains n’existant que pour propager des fausses rumeurs, noter ses copains d’école, en mal forcément, ou les dénigrer pour les affubler d’une réputation mensongère, une pratique qui a engendré quelques drames récemment. Sans parler d’une application qui tient la cote en ce moment, dont le principe consiste à mettre en relation des personnes qui ne se connaissent pas, une application très prisée dans les collèges et lycées, mais qui attire aussi – c’est inévitable – des adultes aux intentions douteuses.

—  Tik Tok, ce sera une passade. Et les sites pornos, elle a d’autres idées en tête… L’année dernière, elle jouait encore avec ses poupées. Et puis, ça va se normaliser : l’Arcom va les attaquer en justice.

L’Arcom, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle, née des cendres du CSA et de Hadopi (en France, on adore changer les sigles à des entités qui continuent de faire la même chose), s’en est prise aux sites pornographiques par une mise en demeure de se conformer à la loi sur les violences conjugales (on fait donc un rapport entre pornographie et violences conjugales…) qui oblige lesdits sites à vérifier l’âge des internautes, une simple déclaration de majorité n’étant pas suffisante. Jean-Bernard ne défend pas particulièrement ces sites, mais n’oublie-t-on pas dans cette affaire – une affaire de sexe, le sexe qui, quoi qu’on en pense, quoi qu’on en dise ou quoi qu’on s’en lamente, dans ce puritanisme ambiant (phénomène cyclique au cours de l’histoire), et comme l’a si bien montré Courbet, est à l’origine du monde – la responsabilité des parents qui distribuent maintenant à tout-va, sans contrôle et sans en mesurer les conséquences, des smartphones à leurs enfants dès qu’ils ont huit ans ? Ce serait, paraît-il, et comme le rappelait Jean-Bernard, pour que leurs rejetons puissent les contacter à tout moment en cas de problème. Or, il est prouvé que les ados n’utilisent quasiment jamais leur appareil pour téléphoner, ils s’en servent principalement dans un cadre ludique pour jouer en réseau ou visionner des vidéos. Michel Serres, cet optimiste incorrigible, prédisait pour les jeunes la connaissance universelle au bout des doigts, ce qui illustre que même un philosophe de cette trempe peut se tromper.

L’Arcom a choisi, finalement, de s’en prendre à l’offre et à la demande. C’est donc une étrange dérive que l’on observe, un glissement progressif d’une autorité parentale vers un contrôle généralisé sous l’œil attentif de l’État pressé d’agir, l’État qu’on incrimine parce qu’il se mêle de tout, mais dont on attend qu’il s’occupe de chacun.

Jean-Bernard persiste : 

—  Je ne crois pas que cela leur fasse beaucoup d’effet. N’oublie pas que tous ces sites sont situés à l’étranger. Mais le meilleur moyen est quand même de supprimer les smartphones à tous ces enfants. Je suis sûr qu’une petite minorité de parents ont compris et leur limitent même l’accès à Internet. Ils préparent l’élite de demain face à la grande masse de futurs ignorants…

—  Qu’est-ce que tu vas chercher à nouveau… Il faut vivre avec son temps. Nous avons connu ça aussi avec la télé quand nous étions gamins…

Il n’arrive toujours pas à susciter des craintes chez Élise. Il a l’impression parfois que lui et elle sont au centre de deux univers parallèles dont les intersections sont infimes. Et il se demande comment leurs destinées ont pu se réunir, un appétit de chair peut-être, ce qui évoque encore au fond de lui la figure de Courbet. Il sent qu’elle va passer à autre chose, elle a d’ailleurs allumé l’écran mural sur BFM avant de l’éteindre quelques secondes plus tard.

—  Mohammed Ben Salmane… Il n’y en a que pour lui. Dire qu’il est à l’Élysée ! Il n’est quand même pas net avec l’affaire Khashoggi !

—  Tu as sûrement raison, souffle faiblement son mari (ce n’est pas cette fois-ci qu’il va la convaincre), mais si on ne discute sur la terre qu’avec les pays qui respectent les droits de l’homme, on ne va pas discuter avec grand monde. Tu sais bien que les droits de l’homme, c’est un concept occidental, et assez récent finalement. On n’en parlait pas tellement au temps de la colonisation…

—  On ne va pas revenir sur le passé…

—  Certainement, mais ce passé peut justement expliquer les réactions de beaucoup de pays aujourd’hui qui ne veulent pas recevoir de leçons des Européens. Ceci dit, les ONG de défense des droits de l’homme font leur job, c’est dans la logique des choses, elles lèvent des fonds pour cela. Et le gouvernement fait le sien aussi. Ce sont surtout les intérêts économiques qui comptent pour lui.

Oui, chacun son rôle, continue Jean-Bernard pour lui-même. C’est peut-être pour cela qu’on ne se comprend pas.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

1er août 2022

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