Chroniques vingt-et-unièmes —Cette part de rêve ou d’utopie — 8 août 2022


 Cette part de rêve ou d’utopie


—  J’ai rarement connu une telle chaleur, soupire Sébastien qui promène un regard désabusé sur son jardin où chaque herbe, chaque plante, chaque fleur semble se recroqueviller sur elle-même, économisant ses forces, essayant de mettre à l’abri une sève qui se fait de plus en plus épaisse, visqueuse, qui va bientôt se transformer en bouillie pâteuse avant de provoquer la thrombose fatale.

—  J’arrose et ça ne sert à rien, reprend-il de plus belle.

Xavier compatit : 

—  Et ça ne va pas s’arranger avec les restrictions d’eau sur Paris…

Sébastien s’est levé. Sur la pelouse d’un jaune profond, les feuilles déjà tombées crissent sous ses pas. Le vent s’est retiré, l’air paraît immobile et on dirait que le temps lui-même s’est arrêté, cherchant à susciter une parenthèse de renoncement dans le tourbillon du quotidien. Les volets de la maison sont clos. Par contraste avec la fournaise du dehors, la relative fraîcheur de vingt-sept degrés qui y règne semble accueillante.

—  Fais ce que tu veux, mais moi je rentre, marmonne Xavier.

La pénombre, maintenant. Xavier s’affale sur un fauteuil du salon, suivi par Sébastien, la chemisette trempée. 

—  J'espère qu'on n'aura pas à importer aussi de l’eau ? dit ce dernier.

Il y a, à cet égard, des choses incompréhensibles. L’Espagne, bien plus exposée que la France au risque de sécheresse, lui fournit en masse du foin pour ses animaux d’élevage. Mais en réalité, l’explication est simple. Beaucoup plus adapté à ces épisodes de canicule, le pays stocke en hiver vingt-cinq pour cent de l’eau de pluie qu’il reçoit, ce qui lui permet d’irriguer ses cultures l’été. En France, la récupération des précipitations ne dépasse pas un pour cent et il faudra peut-être que les écologistes réajustent leur vision du monde, le moindre projet de bassine, c’est-à-dire de petite retenue d’eau, provoquant aussitôt l’ire et des occupations de terrains de la part de ceux qui ne tolèrent en aucune façon que l’on défigure l’environnement, comme s’ils ignoraient que la nature, les paysages que l’on connaît aujourd’hui ne se sont construits qu’avec l’homme.

—  Importer de l’eau… j’espère qu’on n’y arrivera pas. C’est déjà suffisant avec le reste !

—  Importer de la part de pays pauvres européens, cela ne me dérange pas du tout…

—  Les pays pauvres européens ? C’était vrai hier, conteste Xavier.  Les fonds européens ont fait émerger de redoutables concurrents industriels : Portugal, Pologne, Roumanie, Bulgarie… On s’apprête d’ailleurs à faire pareil avec l’Ukraine et la Moldavie, et peut-être aussi avec l’Albanie et la Macédoine du Nord avec lesquelles on va engager des négociations d’adhésion. Agrandir l’Europe, si la guerre s'arrête en Ukraine, je n’ai rien contre le principe, mais nous sommes mal préparés, ou même pas préparés du tout. Nous avons ouvert les frontières sans en tirer les conséquences, en nous contentant de nous reposer sur ce qui nous restait de lauriers. Alors qu’il fallait changer radicalement de politique pour être plus forts, pour résister à cette concurrence.

Mais dans l’esprit de Xavier, on n’en prend pas le chemin. Dans la conscience collective, la prospérité semble être considérée comme une situation acquise, qui ne nécessite pas d’efforts particuliers ou de remise en cause permanente. Et l’inflation pour lui est un danger, elle va rebattre les cartes davantage. Cependant, Sébastien ne partage pas ses craintes, ou du moins attribue l’inflation à d’autres phénomènes : 

—  Les prix augmentent, on nous assène que l'inflation est inévitable compte tenu de ce qui se passe. Or, ce sont surtout les profiteurs les responsables. J’ai écouté Michel-Édouard Leclerc en parler… Et il s’y connaît !

—  Ouais, les profiteurs… On a déjà entendu ce discours à la Révolution. On s'en prenait alors aux « accapareurs » qui organisaient la pénurie pour s’enrichir. Il s’agissait en fait de stocker des produits, essentiellement du grain, pour faire face à des mauvaises récoltes qui s’annonçaient. Ce n’est plus la même donne aujourd’hui, mais les réactions sont les mêmes. Si on s’intéresse un peu à l’économie…

—  Parce que je ne m’y intéresse pas ?

Sébastien est à cran, c’est certain, Xavier le remarque. Il l’observe dans ses traits tirés, ses yeux qui ne sont plus aussi vifs que d’habitude. Est-ce la chaleur insistante qui depuis des jours ne laisse plus les organismes au repos ?

—  Mais non, je ne dis pas ça pour toi. Donc, si on s’intéresse un peu à l’économie, on doit savoir qu’un industriel, pour sécuriser l'acquisition de ses matières premières dont le coût varie constamment, et souvent dans une amplitude importante, réalise des opérations de « couverture ». Une opération de couverture consiste pour un acheteur à fixer le prix d’un produit, dont il a besoin régulièrement, pour une ou plusieurs années à venir, quitte à le payer plus cher que sa valeur au moment de cette opération. Sur la période à venir, il n’est plus soumis aux aléas du marché et peut ainsi faire des prévisions fiables. Finalement, c’est le même processus qu’une assurance : on débourse une prime pour se prémunir d’un risque. Va-t-on considérer comme un profiteur un particulier qui s’assure contre le risque d’incendie de sa maison ? Bien sûr que non ! Évidemment, il faut en face de l’acheteur un vendeur qui perdra éventuellement de l’argent si dans le temps le prix du produit est supérieur à celui négocié dans l’opération de couverture. Il vaut mieux être un peu joueur et ce sont des intermédiaires financiers qui assument ce rôle.

—  Donc, tout va bien dans le meilleur des mondes ! ironise Sébastien.

—  Je ne dis pas ça, je cherche simplement à expliquer ce mécanisme.

Sébastien ne regarde plus son ami. Il sent que la conversation va s’enliser, prendre un tour qui ne lui plaît guère, qu’il va devoir à nouveau affronter les arguments supposés « rationnels » de Xavier dont le défaut est de l'assimiler à un petit garçon qui n’a pas encore vécu, qui n’a pas vraiment compris la dureté du monde dans lequel il est plongé. Il n’a pas tout saisi Xavier, car lui, ce qui le fait tenir, c’est cette part de rêve, ou d’utopie, dont il aimerait qu’elle teinte un peu plus les décisions de chacun.

Ils ont trop parlé, et d’ailleurs la température de la pièce, bien que modérée, ne pousse pas aux longues discussions, elle pousse plutôt à l’apaisement.

Ils restent silencieux à présent, comme si les dernières paroles avaient été insignifiantes, et leur esprit, submergé par la moiteur et le calme, flotte maintenant vers d’autres champs mystérieux de confrontation ou d’acquiescement. Quand Romane entrouvre lentement la porte, elle n’aperçoit dans la douce obscurité que deux silhouettes immobiles émergeant des fauteuils, renversées sur elles-mêmes dans une recherche désuète de vérité, et il lui semble même, malgré le peu de lumière, que son mari Sébastien sourit.

Ces deux-là s’entendent vraiment bien, a-t-elle l’habitude de penser.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

8 août 2022

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