Chroniques vingt-et-unièmes — Si Freddy revenait… — 11 juillet 2022


Si Freddy revenait…


La luminosité faiblit, le soir ne va pas tarder et la plage qu’Émeline aperçoit du balcon de l’appartement loué pour quinze jours laisse échapper les corps grillés par trois heures d’exposition sous le soleil féroce.

Elle est allongée sur un transat et d’une main excédée referme la radio. Dix minutes sur France Info lui ont suffi pour comprendre que malgré l’été rien n’arrête les affaires du monde.

Les accusations d’agression sexuelle se multiplient. Il s'écoule rarement une semaine sans qu’une personnalité connue ne se trouve mise en cause. Comme les ministres Damien Abad et Cryzoula Zacharopoulou, ou bien Éric Coquerel, pour ne citer que les plus récentes.

Et ce n’est pas tout. Lors d’une enquête au sein de l’école AgroParitech, les étudiants interrogés se sont plaints non seulement d’agressions sexuelles, ce qui est dans l’air du temps, mais aussi de propos à connotation sexiste et sexuelle. Des récriminations qui ont fait s’esclaffer Émeline. Si on retire le sexe des bavardages des étudiants, à un âge où il est difficile de contrôler les flux hormonaux (ceux qui s’en offusquent semblent avoir oublié d’être passés par cette étape), les conversations devenues déjà étriquées en raison de la consultation des écrans vont selon elle se rapprocher de l’ensemble vide.

Et la France n’est pas la seule à faire face au phénomène. On ne compte plus au Royaume-Uni les ministres empêtrés dans des affaires de mœurs. Il est vrai qu’avec un gouvernement de 120 membres on multiplie les risques. Et c’est la lassitude de ces épisodes, ajoutée à celle du « Partygate » et d’un humour plus que décalé, qui vient de faire tomber Boris Johnson.

Pour mesurer toute l’évolution de la morale en un demi-siècle, ou du regard porté sur ces affaires, il suffit de se rappeler comment on qualifiait une petite soirée pour fêter à l’époque un événement dans une entreprise. On utilisait couramment le terme de « pince-fesse », ce qui illustre toute la complaisance que l’on accordait à certains débordements quand l’alcool repoussait les barrières de la bienséance. Paradoxalement, c’était un temps aussi où l’homosexualité était durement réprimée, et où l’avortement constituait un crime. On se souvient par exemple du procès qui a entaché la réputation de Charles Trenet, poursuivi pour outrage à la pudeur parce qu’il avait entretenu une liaison avec un jeune garçon âgé de 20 ans alors que la majorité était fixée à 21.

Aujourd’hui, donc, le regard est inversé, ce qui montre que la morale bouge sans cesse, dans un sens comme dans l’autre. La preuve en est encore donnée par la Cour suprême des États-Unis qui vient de supprimer « l’interdiction d’interdire » l’avortement par un État, lui laissant la pleine décision de légiférer à ce sujet, ce que se sont empressés de faire dans la foulée le Minnesota et le Dakota du Sud avant une dizaine d’autres. (À ce propos, Émeline s’étonne de la volonté en France de faire inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution, comme si celui-ci était menacé, comme si notre pays relevait de la juridiction de la Cour suprême américaine.) Ainsi, le regard change, il peut d'ailleurs devenir régressif, ce qui doit pousser à l’humilité dans nos analyses et nos jugements, rien n’étant vraiment acquis pour toujours, l’histoire l’a suffisamment montré.

Il semble qu’à présent le sexe occupe le centre du jeu. Dans les années 70, il l’occupait déjà, mais le ton était sensiblement différent. Elle porte un jus de fruits à ses lèvres et pense à Freddy Mercury qui partageait son temps entre récitals, sexe et drogue. Elle sourit : s’il revenait, il se demanderait s’il habite sur la même planète. On lui colle fréquemment une étiquette de déjanté avec notre jugement d’aujourd’hui, mais il n’était qu’en immersion dans son époque. Par exemple, un clip tel que celui qui accompagne le titre I Want To Break Free, où on l'aperçoit en soubrette très aguichante passant l’aspirateur, serait considéré comme une insulte à la condition des femmes – cela va de soi –, mais également à celle des femmes de ménage.

Et pourtant, c’était un génie de la scène, doté d’une voix inimitable, une personnalité inclassable, passionné de tout et surtout de la vie. Dans cette fin de siècle dépourvue de réseaux sociaux, ses excès n’avaient aucune chance de choquer, à l'exception d’un petit cercle d’initiés. Il existait une police, mais pas de la pensée. Elle agissait si on nuisait à autrui, mais pas en dehors de ce qui relevait du domaine privé.

Xavier apparaît dans l’encadrement de la baie vitrée.

—  Il est six heures, nous pourrions aller à la plage…

Sentir le vent frais qui caresse la peau, s’immerger à mi-cuisse dans l'écume, ou ne laisser que la modeste empreinte de ses pas sur le sable spongieux, profiter de ces instants éphémères, c’est une bonne proposition…

—  Oui, Freddy serait d’accord.

—  … ?


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

11 juillet 2022

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