Chroniques vingt-et-unièmes —S'affranchir des concepts — 25 juillet 2022


 S'affranchir des concepts


Le professeur Marcus s’égare parfois dans la philosophie. C’est presque un exercice obligé, sacrificiel, pour ne pas rester prisonnier de la rigueur scientifique. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a fondé le Liber Circulo, le club littéraire, où derrière l’impression laissée par un livre, chacun s'efforce de poursuivre son propre chemin intellectuel.

Il est assis sur un banc du jardin des Plantes, à demi renversé sur le dossier. Derrière lui piaillent des enfants tapageurs qui semblent réinventer le jeu de la marelle, où chacun bouscule l’autre sans attendre son tour, comme un apprentissage de la future société en train de naître. Il repose l’article ancien de Gilles Deleuze et essaie de comprendre le sens caché des propos du philosophe. Car il en existe sûrement un. Sans que cela l’incite à disserter davantage sur la notion de « concept ».

« Un concept, ce n’est pas du tout quelque chose de donné. Bien plus, un concept ce n’est pas la même chose que la pensée : on peut très bien penser sans concept, et même, tous ceux qui ne font pas de philosophie, je crois qu’ils pensent, qu’ils pensent pleinement, mais qu’ils ne pensent pas par concepts – si vous acceptez l’idée que le concept soit le terme d’une activité ou d’une création originale. Je dirais que le concept, c’est un système de singularités prélevé sur un flux de pensée. Un philosophe, c’est quelqu’un qui fabrique des concepts. Est-ce que c’est intellectuel ? À mon avis, non. » Voilà ce qu’écrit Deleuze.

Marcus le dit sans détour : il ne partage pas. Penser sans concept lui paraît difficile, et même une aberration. Et prétendre que fabriquer des concepts n’est pas une activité intellectuelle ouvre la voie à tous les possibles. Ce serait aussi hasardeux qu'affirmer que se nourrir n’est pas manger, que s’hydrater n’est pas boire, de chercher l’aphorisme à tout prix. Le professeur est trop rigoureux pour s’adonner à ce genre de fantaisies. En outre, il lui semble que le temps lui manque pour cela, car il voudrait consacrer les années qui lui restent à vivre – il a déjà fait, et ce chemin s’est révélé très agréable, plus de la moitié du parcours – à exploiter d’autres domaines de connaissances.

Alors, les concepts ? Aussi rudimentaires soient-ils, les concepts sont là, ils orientent la réflexion, ils en constituent la trame, à moins que la réflexion en elle-même ne soit pas considérée comme une activité intellectuelle, ce qui serait une proposition osée. La réflexion, c’est le grand bouleversement dans l’évolution qui a mené à Sapiens, l’interrogation sur la nature du monde et un essai de compréhension sur sa manière de fonctionner. Des méditations qui ont sans doute fait voyager l’homme de l’affliction à l’extase.

Mais Deleuze qui souffrait d’une maladie respiratoire a de lui-même mis fin à la discussion en abrégeant ses jours.

Marcus soupire. La philosophie existe pour apporter des questionnements, et non des réponses, ce que ne s’interdit pas la science. Mais  philosopher  est  tout  de  même  mieux  selon lui que  de  s’attarder  sur  la  polémique déclenchée par les  propos  de  la  ministre  Caroline  Cailleux  considérés  comme  « homophobes ». Ces propos ont pu sembler dérangeants, voire désobligeants, auprès des personnes concernées (cette expression est-elle plus licite que « ces gens-là » ?), mais il est étonnant qu’une centaine d’intellectuels, de parlementaires, se mobilisent pour les dénoncer, pour exiger la démission de l'intéressée, comme si les paroles en question constituaient une menace contre la concorde nationale qui pourtant en a bien vu d’autres, comme si la France avait déjà résolu toute la kyrielle de problèmes qui l’assaillent.

Marcus s’insurge : dans la période que vit la France, dans un contexte extérieur assez confus, et au terme d’une parenthèse électorale trop longue, il n’est pas vraiment opportun de jouer au ball-trap avec les ministres (Caroline Cailleux qu’il a découverte à cette occasion n’est pas la première) pour des propos que l’on ne partage pas. La liberté d’opinion n’existerait ainsi que pour soi-même et surtout pas pour les autres qui auraient à rendre des comptes devant un pseudotribunal de la bien-pensance. Qu’on se contente d’évaluer si les ministres ont bien rempli la mission pour laquelle ils ont été nommés. Qu’on s’affranchisse des concepts et qu’on juge l’action !

Marcus se lève, soudain énervé. Et d’ailleurs, il est grand temps, le soleil a envahi tout l’espace et vidé les allées où s’affairaient les enfants.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

25 juillet 2022

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