Chroniques vingt-et-unièmes — Les sillons de l'histoire — 18 juillet 2022


Les sillons de l'histoire


Les Parisiens ont déserté la capitale, mais les étrangers sont revenus en masse, à l’exception des Russes – on le comprend – et des Chinois, toujours empêtrés dans leur gestion de l’épidémie.

Thomas a arpenté les quais ouverts aux piétons puis, de la Concorde, a remonté la rue de Rivoli.

Il longe en ce moment l’Oratoire du Louvre, au 145 rue Saint-Honoré. À la fin du mois de mai, en ce lieu, il a assisté à un concert d’orgue donné par David Cassan, éclectique et éblouissant musicien qui a interprété en forme de rétrospective des œuvres de Jean-Sébastien Bach, évidemment, mais aussi de César Franck, Marcel Dupré, Maurice Duruflé et Igor Stravinsky.

David Cassan est sans doute méconnu en France, en dehors d’un cercle très restreint. Thomas l’a d’ailleurs découvert à cette occasion. Il présente l’originalité d’être organiste, ce qui n’est pas si fréquent. Titulaire d’une foule de premiers prix internationaux, professeur et maître dans l’improvisation, se produisant en soliste en compagnie d’orchestres philharmoniques, il parcourt l’Europe et même le monde où il fait jaillir son excellence et partager sa passion. Il porte donc très haut et très loin les couleurs de notre pays, sans être toutefois aussi illustre qu’un tennisman ou un footballeur.

L’Oratoire du Louvre. Il est superbe ce lieu, il est impressionnant ce temple protestant. Édifié en tant qu’église au XVIIe siècle avant de se voir confier une autre vocation, il respire le calme, la sérénité, les vestiges d’âges d’or, on y écoute de magnifiques récitals, et on n’imagine pas que 80 ans plus tôt, le 7 juin 1942 exactement, le vice-président de la fédération protestante de France, le pasteur Bertrand, y prenait la parole pour dénoncer l’obligation faite aux Juifs d’arborer l’étoile jaune en vertu de l’ordonnance du 29 mai précédent. Il s’y opposait par principe, déplorant une atteinte à la dignité humaine, et ne se doutait pas qu’après le recensement imposé, c’était une étape supplémentaire sur le chemin de l’extermination. Ça se passait sous le régime de Vichy, sous Pétain, et contrairement à ce qu’a affirmé un certain candidat à la présidentielle – par ignorance ou malhonnêteté –, Pétain ne protégeait pas les Juifs, il a souvent même fait appliquer par des petites mains et avec zèle les directives de l’occupant.

Il y a quand même eu des actes de repentance, quoique bien tardifs, parmi ces petites mains. Le 7 octobre 1997, à l’occasion du procès de Maurice Papon qui s’ouvrait devant les assises de la Gironde, le syndicat national des policiers en tenue (SNPT) a demandé pardon pour sa « contribution » à la déportation des Juifs de France. Il est suivi dans la foulée par l’ordre national des médecins pour son rôle – ou son absence de rôle – vis-à-vis des praticiens juifs durant la Seconde Guerre mondiale.

Il en est ainsi de beaucoup d’endroits à Paris. Sous les pavés, sur les murs, ou entre leurs parois épaisses, planent encore les souvenirs d’événements heureux ou tragiques, et c’est ce que Thomas apprécie et qui le passionne, en sa qualité d’historien. Il se remémore son émotion au moment où il aperçut, alors qu’il n’avait que quinze ans, les traces de la mitraille sur la façade de l’église Saint-Roch, les traces laissées par la charge de celui qui allait être surnommé le « général vendémiaire », Napoléon Bonaparte, lorsqu’il réprima dans la poussière et le sang l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire de l’an IV, justement.

Un moment de trouble, mêlé de curiosité, qui a sans doute fait basculer Thomas, qui lui a insufflé cette vocation de parcourir les sillons de l’histoire.

Mais ces sillons, les touristes les ignorent, et c’est bien normal, ils ne viennent pas pour ça. Les selfies ne garderont que ces sourires, ces visages détendus, ces doigts formant le « V » de la victoire, sans qu’on sache de quelle victoire il s’agit, si ce n’est celle de cultiver un instant de bonheur présent avant qu’il ne soit écrasé par la roue impitoyable de ce qui ne constitue qu’un concept inventé par l’homme, si bien décrit par Albert Einstein et Henri Bergson, aux conceptions pourtant radicalement opposées, et qu’on appelle le temps.


FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

18 juillet 2022

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024