Chroniques vingt-et-unièmes — Une bouffée d’air pur — 20 juin 2022


 Une bouffée d’air pur


—  La gauche revient, fait observer Sébastien.

Xavier ne cache pas une moue dubitative : 

—  La gauche revient, la gauche revient… tu y vas un peu fort. Je ne sais pas s’il faut partager ton optimisme. Disons qu’elle revient de loin. Elle atteint 25 % des voix au premier tour et moins d’un quart des députés au second. Elle a quand même fait plus de 50 % dans le passé !

Ils sont installés sur la terrasse à l’ombre de la maison de Sébastien. La vague de chaleur a déferlé sur la France, à défaut des abstentionnistes du premier tour que Jean-Luc Mélenchon incitait à se ruer dans les urnes pour renverser la table. La majorité présidentielle s’est hissée en tête, mais sans avoir la prééminence. L’avenir s’annonce chaotique face à l’accumulation de problèmes de toutes sortes qui la guette.

—  D’accord, mais le temps travaille pour la gauche, persiste Sébastien.

Sébastien fait allusion aux « anciens », ceux qui dans la population votent le plus, qui constituent les gros bataillons de l’électorat de droite ou macroniste. En toute logique, on pourrait penser qu’il a raison, ceux-ci, par la force des choses, étant amenés à disparaître tôt ou tard. Le temps jouerait donc plutôt en faveur de la gauche. Mais le phénomène est contrebalancé par les jeunes qui au fil des scrutins se sentent de moins en moins concernés. Moins de vieux qui vont voter, donc, mais aussi moins de jeunes, ce qui fait que la part entre les deux va rester équilibrée.

—  Je ne sais pas si c’est vraiment le cas, mais, concernant le programme de Mélenchon, les économistes restent sceptiques…

—  Les économistes crient toujours à la catastrophe quand la gauche risque de prendre le pouvoir, s’insurge Sébastien. Ils disaient déjà ça en 36 avec le Front populaire, et en 81 avec l’arrivée de Mitterrand !

—  Mais en 83, ç’a été la catastrophe, justement : évasion des capitaux, chute du franc… Il y a eu un plan drastique de redressement, mes parents m’ont expliqué que pour partir à l’étranger, il fallait tenir un carnet des dépenses et ne pas dépasser un certain plafond… Un an plus tard, on a viré Mauroy et on a fait venir Fabius, jeune énarque, pour rassurer…

—  On s’en est sorti, pourtant !

—  À quel prix !

En criant cela, Xavier sent que la discussion doit s’arrêter, qu’elle ne doit pas s’aventurer au-delà de l’irréparable. Il bout intérieurement et reste effaré de certaines dérives. Par exemple, peu de gens selon lui se sont offusqués (à part quelques réactionnaires n’ayant rien compris à la Sixième République que veut instaurer Mélenchon) des propos de Clémentine Autain au cas où sa formation ne parviendrait pas à imposer une cohabitation. À  une  journaliste  qui  l’interrogeait,  elle  a  répondu  « Bien sûr que nous irons chercher la victoire dans la rue ». Des propos qu’en d’autres temps on aurait qualifiés de « séditieux », mais qui passent aujourd’hui pour une banalité. Comme si le mépris de la démocratie était devenu la norme. Il ne s’agissait pourtant pas de contester une élection qui se serait déroulée il y a dix ans, il y a vingt ans, et qui aurait amené un dictateur au pouvoir, comme cela arrive dans certains pays de la planète. Non, on faisait allusion à une élection en train de se produire. 

Sébastien, lui, relativise : 

—  Il ne faut pas prendre ces propos au pied de la lettre, c’est simplement une façon de parler, et les critiques servent surtout à diaboliser davantage Mélenchon.

La « diabolisation ». On aime bien ce terme. Généralement, le diable, c’est le camp d’en face et on se plaint d’être « diabolisé » par ce même camp.

—  En tout cas, les intellectuels, eux, sont bien revenus, continue Sébastien, on a eu beaucoup de tribunes pour soutenir la Nupes ! Ça veut dire quelque chose…

L’engagement chez les chanteurs ou comédiens, Xavier n’apprécie pas, il préfère qu’ils s’en tiennent au domaine où ils excellent.  S’ils ont des opinions, qu’ils les expriment en privé, et non sur les plateaux de télévision. D’ailleurs cet engagement est le plus souvent verbal, dessinant un paysage abstrait. Il aime au contraire les artistes réalistes qui se concentrent sur leur métier, à la façon de Jacques Dutronc (« S’il faut faire le guignol, autant le faire bien ») ou de Philippe Noiret (« On me reproche de faire du Noiret, mais c’est encore moi qui le fais le mieux. »).

Mais heureusement, c’est terminé, il en avait plus qu’assez de ce feuilleton à répétition où l’on doit attendre quatre tours de scrutin pour savoir qui va gouverner. Et c’est peut-être la vraie raison qui éloigne les Français des bureaux de vote. Il songe à l’Allemagne : un seul tour qui décide de tout, même si ensuite des semaines, voire des mois, sont nécessaires pour former un gouvernement. Mais ce n’est plus l’affaire du peuple, c’est celle de politiques aguerris.

—  Ce qui est sûr, c’est que le gouvernement ne pourra pas gouverner…

—  Cela ne nous changera pas beaucoup de ce qu’on vit depuis une cinquantaine d’années, rétorque Xavier. Je me demande si sans majorité, on fera moins de réformes qu’avec une majorité. Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron ont eu toutes les majorités qu’ils voulaient et au bout du compte, la France est restée immobile. Trop de contre-pouvoirs, trop d’oppositions partout…

—  Mais si, on a réformé !

—  Avec une dette abyssale, un déficit énorme, un taux d’imposition et de redistribution parmi les plus élevés d’Europe, une augmentation des inégalités et des services publics qui se plaignent de manquer de tout, il faut croire que les réformes essentielles n’ont pas été faites. Mais tant pis, pendant cinq ans, le gouvernement va continuer à traiter les urgences, à gérer le quotidien, les affaires courantes, comme il le fait depuis des lustres.

—  Et ne pas s’occuper des pauvres, évidemment. Ils devront encore attendre, enchaîne à nouveau Sébastien. 

—  Tiens, les pauvres ! Je pensais qu’ils avaient disparu…

—  Je ne te suis pas très bien…

—  Oui, disparu… Selon les expressions consacrées, il y a des démunis, des défavorisés, des fragiles, des vulnérables, des laissés pour compte, des restés sur le bord de la route, des gens éloignés de l’emploi et d’à peu près de tout,  ou  s’ils   ont  un  emploi,  généralement  précaire,  des  « premiers de corvée ». Mais on ne veut plus les qualifier de pauvres. On a effacé les pauvres, ils sont sortis du paysage. Comme s’ils faisaient tache. Comme si c’était un gros mot. On ne se prive pas pourtant d’évoquer les riches… à partir de 3 673 euros par mois après impôts, même !

Sébastien se fige. Xavier est toujours aussi surprenant. Il le connaît depuis vingt ans, mais son humour caustique continue de le désarçonner, une façon sans doute de prendre du recul, de ne pas accepter comme telles les informations qu’on lui sert comptant.

—  C’est cynique…, marmonne-t-il.

—  Tu ne découvres pas mon point de vue sur la novlangue… En évitant certains mots, on s’éloigne des réalités, on éloigne encore plus la carte du territoire, on aboutit alors à un monde fantasmé qui n’a plus que l’apparence d’exister. Je crois qu’on n’a pas besoin de lui ajouter des représentations supplémentaires, il en a déjà plus qu’assez.

—  Ce ne sont pas que des représentations. Tu as vu ce qui se passe en Angleterre avec les demandeurs d’asile ? J’ai peur qu’on fasse pareil ici…

Xavier acquiesce en hochant la tête. Il pense à Hamid, le protégé d’Émeline, réfugié afghan, qui suit son chemin en silence, qui peu à peu s’insère dans les rouages de la société. Mais un autre nom lui vient à l’esprit, celui de Jonathan Swift.

Jonathan Swift, on connaît ce nom, c’est celui de l’auteur des Voyages de Gulliver paru en 1726. Mais c’est également celui du juge de la Haute Cour de Londres qui a examiné et rejeté le recours contre la décision du gouvernement britannique d’envoyer les demandeurs d’asile au Rwanda pour étudier leur cas, un long voyage là aussi de 6 000 kilomètres qui, lui, ne relève pas d’un conte philosophique.

—  Oui, je relirais bien Les Voyages de Gulliver, ce serait une véritable bouffée d’air pur…

—  Pardon ?


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

20 juin 2022

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