Chroniques vingt-et-unièmes — Passions humaines — 27 juin 2022


 Passions humaines


La nouvelle a dû faire frémir le quartier de Saint-Germain  lorsqu’elle  s’est  répandue  l’année  dernière : on avait retrouvé le « chaînon manquant », le livre essentiel faisant le lien entre Le voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Finalement, les allégations de Céline à propos de ses manuscrits – souvent assimilées à des fantasmagories – étaient véridiques ; ils lui avaient bien été volés dans le chaos des ultimes soubresauts du deuxième conflit mondial, après qu’il fut parti suivre précipitamment Pétain à Sigmaringen.

Il a fallu peu de temps à Gallimard pour publier Guerre, relatif à la « Grande », ce manuscrit incomplet (le début est absent), raturé et surtout non relu, non corrigé. Une œuvre à l’état brut, donc, qui en apprend beaucoup sur les sentiments de l’auteur.

Et le professeur Marcus est en proie au doute : doit-il le présenter lors d’une prochaine séance du Liber Circulo, le club littéraire qu’il a créé et dont il supporte toute l’animation ?

Dans ce livre, qu’on ne peut pas vraiment qualifier de roman, qui ressemblerait plutôt à une chronique, l’écrivain controversé y raconte son vécu dans les tranchées, en tant que soldat Destouches, avec les mots obscènes qui lui sont familiers. On ne découvrira rien de plus sur les horreurs de cette guerre, déjà incrustées dans les mémoires, alors pourquoi livrer un témoignage de plus ?  (Celui  de  Maurice  Genevoix  avec  Ceux  de  14  était  suffisamment  explicite.)  Un  coup  éditorial ? Probablement. Car une société d’édition a besoin de gagner de l’argent avec de grandes signatures pour pouvoir publier des auteurs plus modestes.

Mais l’éternelle question qui se pose depuis que les arts existent (et qui se posera toujours tant qu’ils existeront, c’est-à-dire tant que l’humanité aura la force d’exister), qui porte sur le mur qu’on doit édifier ou non entre l’artiste et son œuvre, nous taraude. Selon certains, peu de philosophes, peu de romanciers, peu de peintres, peu de sculpteurs auraient eu le privilège de venir jusqu’à nous si on s’était intéressé de près à leur vie privée. Pour d’autres, la morale surpasse tout et on ne peut y échapper.

Pourquoi Céline, cet antisémite abject est-il encensé en tant qu’écrivain ? Marcus s’interroge, comme nombre d’entre nous. Un artiste de génie est une personne qui invente quelque chose dans sa discipline. Et ce qu’on reconnaît sans doute à Céline, c’est d’avoir fait passer le langage parlé dans l’écriture, une méthode qui a inspiré et qui continue d’inspirer bien des auteurs.  D’ailleurs,  il  est  courant  d’entendre  que  les  écrivains  d’aujourd’hui  ont  une  dette  envers  lui,  qu’il  y  aurait  un « avant » et un « après » Céline.

Cependant, ne peut-on pas admettre que dans ce XXe siècle où l’on a tant déconstruit, c’eût été fait de toute manière ?

 Il  est  vrai  que  son  entrée  dans  la  Pléiade en 1962,   un   an   seulement   après   sa   mort,   l’a   « panthéonisé ». Des écrivains à l’instar de Philippe Solers et des artistes comme Fabrice Luchini se sont faits les défenseurs inconditionnels de son œuvre, qu’on se doit de ne pas confondre avec l’homme. Il y aurait donc Céline le « sublime » et Destouches le « méprisable ».

Mais Marcus n’est pas si convaincu. Céline ne s’est pas contenté de commettre des « pamphlets » antisémites – dont Bagatelles pour un massacre où les Juifs sont considérés comme les responsables du désastre –, l’écrivain déjà reconnu s’est aussi révélé un collaborateur ardent et délateur, qui a su se montrer très petit, voire minuscule, en dénonçant par exemple un médecin « nègre haïtien » au dispensaire de Bezons pour en obtenir le poste.

Il s’est intéressé à l’enquête d’Anne Simonin, Directrice de recherche au CNRS et spécialiste des rapports entre le droit et la littérature, qui a examiné toute la chronologie et les documents ayant amené à l’amnistie de Céline au terme de son procès par un tribunal militaire en avril 1951. Lors de celui-ci, c’est bien l’auteur qui a dû répondre de ses actes. Céline y a été amnistié, c’est vrai, officiellement en raison de son statut d’ancien combattant de la Grande Guerre et de la blessure qu’il a contractée. Porteur d’une médaille de surcroît. Devant la stupeur provoquée par cette amnistie dans le milieu de la Résistance, son avocat, maître Tixier-Vignancourt, a invoqué la méconnaissance des juges : ceux-ci auraient ignoré que Louis-Ferdinand Destouches et Céline ne faisaient qu’un. Mais en fait, selon Anne Simonin, il y aurait eu un faux à l’issue de l’audience de condamnation. Le document transcrivant celle-ci aurait été surchargé par une mention manuscrite déclarant l’amnistie pour les raisons évoquées. La Cour de cassation, ensuite, après un pourvoi, va reconnaître que Céline n’aurait pas dû être amnistié, mais va lui en laisser le bénéfice (c’est encore le statut du soldat Destouches qui joue). Il continuera par contre à porter le fardeau de « l’indignité nationale » (ce qui ne l’empêchera pas d’être lu et relu, et même d’entrer au programme des lycées) en cultivant à Meudon où il va trouver refuge une figure de « proscrit » et de « persécuté ».

Finalement, contrairement à ce que l’on pourrait penser, il reste, toujours selon l’expression d’Anne Simonin, le collaborateur et antisémite Céline et le combattant médaillé Destouches. L’inverse de l’image que l’on donne aujourd’hui.

Mais le professeur Marcus ne tranchera pas. Il laisse ce choix à des plus érudits que lui, et peut-être plus consensuels. Et dans le doute, il n’évoquera pas Guerre au club.

Il préférera s’émerveiller des cartes en 3D de la Voie lactée que vient de livrer le satellite spatial Gaïa qui, comme son homologue James-Webb lancé récemment, gravite autour du Soleil à 1,5 million de kilomètres de la Terre. On y recense dans ces cartes deux milliards d’étoiles, rien que ça, certaines presque aussi vieilles que l’Univers – treize milliards d’années –, d’autres très jeunes, de quelques centaines de millions d’années tout de même. Et plus près, infiniment plus près, à la distance d’un cheveu, il passera quelques minutes à observer vers l’est, juste avant que l’aube ne blanchisse la campagne et le ciel, le superbe alignement des planètes que forment en ce moment dans leur fragile scintillement Saturne, Jupiter, Mars, Vénus et Mercure, visibles à l’œil nu. Un alignement rehaussé même de la Lune, une magnifique configuration qui ne se reproduira pas avant 2124.

Une plongée dans l’immensité de l’espace sous l’avancée implacable du temps qui l’aide à se détourner des passions humaines.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

27 juin 2022

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