Chroniques vingt-et-unièmes — S’attendre à l’inattendu — 30 mai 2022


 S’attendre à l’inattendu


Le discours a duré trop longtemps, c’est insupportable. 

Dès le dernier mot prononcé encourageant à profiter de l’instant présent après toute une journée consacrée à organiser le futur, un premier mouvement vers le buffet se précise. Timide d’abord, puis de plus en plus empressé au fur et à mesure que le flot grossit. Xavier choisit d’attendre un peu, quitte à prendre le risque que les petits fours (auxquels il commençait à s’attacher de loin) vivent leur vie sans lui.

Il est presque 19 heures, le séminaire a débuté très tôt avec un café avalé debout à la hâte – une façon de préparer les esprits –, et aussitôt on a enchaîné sur des ateliers destinés à établir la « meilleure transformation sociétale » possible de l’entreprise. Il faut entendre par là la transition écologique (comment y échapper ?) pour se muer en une entité « éco-responsable » ; mais aussi la parité parfaite à tous les étages, depuis le nettoyage des bureaux le soir (il va falloir trouver plus d’hommes pour cette tâche) jusqu’au conseil d’administration, en passant bien sûr par tous les niveaux de l’encadrement (prudemment, le président-directeur général a toutefois évité de faire allusion à son propre poste). C’est résumé par un slogan phare : devenir une entreprise à mission, c’est-à-dire une entreprise dont la finalité n’est pas seulement de gagner de l’argent (un minimum pour continuer à exister), mais de remplir des objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux, avec, cerise sur le gâteau, l’idée de se donner des « valeurs durables ». Un « immense challenge » – le PDG n’a pas arrêté de le répéter avec gourmandise –, et un exercice parfois périlleux, Emmanuel Faber y a perdu sa fonction chez Danone. Et pour y parvenir, la clé du succès, le plus important peut-être (tout paraît important), la trajectoire qui doit conduire à un âge de transparence et de perfection. 

Cependant, Xavier doute ; il pense fondamentalement que la transparence est incompatible avec la négation du droit à la faute. Ce droit disparaît progressivement, ce qui encourage toutes les manœuvres et les solutions de contournement pour éviter de commettre des erreurs : fin des décisions individuelles au profit de comités en tous genres prenant des décisions collectives où les responsabilités sont diluées. Mais le plus gênant est que derrière tout ce discours se cache l’idée qu’il faudrait vivre dans une société parfaite, une société qui mènerait directement aux robots puisqu’eux, par nature, ne commettent pas d’erreurs.

Entre chaque atelier qui durait une heure, une présumée pause en assemblée plénière pour laisser des rapporteurs livrer leur synthèse. Des propos convenus, des néologismes à foison (chacun par exemple doit être « coopéractif ») pour, in fine, les crises successives aidant, tordre le cou au dernier projet d’entreprise lancé en 2017 qui s’appelait Ambition 2022. Le nouveau – c’est absolument logique – prend le nom de Transformation 2027, en espérant que d’ici là, pas d’autres guerres, pas d’autres épidémies, pas d’autres cataclysmes (ils sont sûrement latents) ne viendront se mettre en travers. Mais pas de quoi s’inquiéter, on trouvera à coup sûr un nom au prochain. Pourquoi pas Survie 2032 ?

Depuis quinze ans qu’il exerce dans la société, Xavier n’en est pas à son premier plan à cinq ans, on le constate ; ils se suivent à cette cadence, un plan chassant le précédent, jamais abouti, et toujours pour une bonne raison, ce qui donne l’impression d’une fuite en avant qui n’est autre que l’expression d’un certain immobilisme. Le PDG qui n’est en fonction que depuis dix mois, quarante ans, énarque, sorti à la Cour des comptes, se berce encore (ou fait mine de se bercer) d’illusions. Mais Xavier est peut-être injuste, ce n’est pas un travail facile d’être le patron, il ne voudrait surtout pas le faire, et on excuse pour cela le PDG de ne plus être là dans deux ans (l’année prochaine, déjà, il choisira son futur point de chute).

Xavier songe à tout cela, ce qu’il qualifie d’« extrapolation de la pensée », en rongeant son frein le temps que le buffet se vide, en même temps que les plats sur lesquels sont disposés les canapés.

Lionel, le responsable de la logistique s’est rapproché de lui, partageant apparemment une stratégie identique : patienter jusqu’à la fin du rush. Son visage est plus bouffi qu’il y a deux ans, le teint plus terne aussi. Trop d’écrans pendant le confinement, et pas assez de soleil, sûrement. Pour meubler le silence, il entreprend une analyse sur le monstre froid qui occupe tous les médias : Poutine. Elle se résume ainsi : quand un dictateur cherche à se maintenir au pouvoir, il lui faut trouver un ennemi commun pour souder son peuple, et cet ennemi d’aujourd’hui, c’est celui d’hier, c’est le nazisme.

Poutine veut souder son peuple. Certainement. C’est clair, c’est concis. Xavier acquiesce discrètement, sans se montrer trop démonstratif, et Lionel renchérit : 

—  En tout cas, le peuple chez nous ne désire pas la guerre… 

Là, qu’en sait-il ? Cette idée est basée sur un prédicat erroné, celui que le peuple parle d’une seule voix. Or, rien n’est plus faux. Écouter la voix du peuple en permanence aboutirait à une résultante nulle entre toutes les forces contraires, et donc à la stagnation.

Heureusement, le chef de la logistique est happé par le responsable informatique qui lui pose un bras amical sur l’épaule. Ces deux-là se connaissent bien, peut-être même éprouvent-ils de l’estime l’un pour l’autre ; pas d’informatique sans logistique et pas de logistique sans informatique.

Le DRH, souriant, et un peu grimaçant à cause du petit pâté fourré aux lentilles qu’il vient d’engloutir, se dirige alors vers lui, portant une coupe à sa bouche. Il a envie de causer, c’est évident, mais Xavier souhaiterait tout de même se rapprocher du buffet de plus en plus clairsemé. Trop tard, le DRH lui tend une main ferme qu’il est obligé de serrer. Sans y mettre de formes, il lui demande son avis sur Mélenchon. La Nupes a-t-elle des chances de gagner les élections ? Sera-t-il Premier ministre ? Xavier subodore que son interlocuteur s’angoisse, qu’il imagine déjà les conséquences sur les salaires (si le SMIC passe à 1 500 euros, toute la grille des rémunérations sera impactée). En préalable, il aimerait lui rétorquer que cette idée de Mélenchon Premier ministre pose un problème. Pour lui, le fait qu’un « Insoumis » accède au pouvoir est un oxymore en soi. Mais il ne veut pas apparaître aussi caustique ; même si ses rapports avec le DRH sont cordiaux, il se méfie toujours des interprétations. Alors, que répondre ? Avec son plan « Robin des bois » (pour ceux qui n’auraient pas compris : prendre aux riches pour donner aux pauvres en instituant un système de vases communicants à haut débit), Mélenchon souhaite instaurer un monde meilleur, ce qui est également le projet de l’extrême droite et de la majorité présidentielle. Logique en période de campagne électorale. Mais comment évaluer un monde meilleur ? Il faudrait une unité de mesure pour cela, déjà pour jauger le monde actuel. Il serait intéressant que des experts, totalement indépendants, se penchent sur cette problématique afin de déterminer des critères objectifs. L’argent gagné en serait-il un ? Ce serait très néolibéral. Alors le bonheur ? Comment le quantifier ? Quoi qu’il en soit, on y croit à un monde meilleur, la population dans son ensemble y croit. La déchristianisation a créé un espace et les nouvelles croyances, tels des oiseaux fatigués, cherchent à se poser quelque part.

Le DRH scrute Xavier, intrigué qu’il ne lui ait immédiatement répondu sur un sujet aussi crucial. Il vide sa coupe d’un geste sec avant de s’entendre répliquer : 

—  Qui vivra verra. « Vivre est naviguer dans un océan d’incertitudes en se ravitaillant dans des îles de certitudes ». Ce n’est pas de moi, c’est d’Edgar Morin. Vous avez lu Leçons d’un siècle de vie ? (Xavier a préféré ne pas citer Attends-toi à l’inattendu, un ouvrage encore plus récent de Morin). 

—  Au moins, vous êtes prudent, vous !

Dépité, le DRH s’éloigne, allant chercher ailleurs une révélation. Mais qui est en mesure de lui fournir ?

La foule s’éclaircit, Xavier amorce un pas vers le buffet. Il n’en reste plus que quelques vestiges, des miettes éparpillées au soir d’une bataille, et ça, ce n’est pas inattendu. La direction a pourtant vu grand pour célébrer les retrouvailles après deux années pleines sans séminaire des cadres en raison des confinements successifs. Des séminaires pour assurer la cohésion des équipes, le fameux « vivre ensemble », indispensables pour qu’elles travaillent en toute amitié, en formant même une petite famille. Peu importe qu’après les avoir chouchoutés, on se débarrasse de ces cadres au premier vent contraire, c’est la loi du genre, c’est ce qui justifie le salaire.

C’est normal que des vents secouent un navire, mais il a soudain envie de le quitter, ce navire. Anticiper plutôt que d’être débarqué à la prochaine occasion, eu égard à son état de senior. Mais cela mérite encore réflexion.

 Quittons déjà le buffet, décide-t-il.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

30 mai 2022

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