Chroniques vingt-et-unièmes — Les mondes passent — 16 mai 2022


 Les mondes passent


« Tu es étonné parce que le monde touche à sa fin ? Étonne-toi plutôt de le voir parvenu à un âge si avancé. Le monde est comme un homme : il naît, il grandit et il meurt… »

Xavier tient le livre de sa main tendue et il sent le léger tremblement qui l’agite. La campagne est largement engagée, les positions bien ancrées. Petit à petit, la brume s’est dissipée, le paysage apparaît, bien net et fracturé. Trois blocs d’importance équivalente pour se disputer la victoire : coalition présidentielle ; extrême gauche camouflée sous l’appellation d’une Nouvelle union populaire et sociale ; et extrême droite qui ne veut toujours pas dire son nom. C’est du moins le sentiment de Xavier. Il vient juste de relire Le sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari, qui a reçu le Goncourt en 2012, et il établit des parallèles. Ce n’est pas l’histoire, somme toute anecdotique et sans intérêt, de deux amis qui reprennent l’exploitation d’un bistrot au fin fond de la campagne corse qui retient son attention, c’est le changement de monde qui s’y joue, comme le fut la chute de Rome tout le long du Ve siècle après le pillage de la ville éternelle par les guerriers d’Alaric en 410. C’est ce que Ferrari, par la voix d’Augustin lors des célèbres sermons qu’il prononce à partir de la même année, restitue à chaque ligne de son écriture sublime. 

Il s’attarde sur un autre passage : 

« Vous êtes mes frères et sœurs et je suis triste de vous voir ainsi affligés. Mais je suis bien plus triste encore de vous trouver sourds à la parole de Dieu. Ce qui naît dans la chair meurt dans la chair. Les mondes passent des ténèbres aux ténèbres, l’un après l’autre, et si glorieuse que soit Rome, c’est encore au monde qu’elle appartient et elle doit passer avec lui… »

Car pour Xavier, le monde qu’il a connu jusqu’à présent est en train de s’écrouler, remplacé par un autre dont on n’apprécie pas vraiment les contours, fait de ces trois blocs, dont deux extrêmes, insolubles entre eux, ce qui bouscule toutes ses convictions, lui qui prêche avec constance la modération, qui pèse le pour et le contre face à toute situation. Le dégagisme qui a abouti à l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 reste puissant, il ne s’est même jamais si bien porté, rejetant davantage dans les limbes les partis traditionnels qui ont exercé le pouvoir pendant 60 ans. Et c’est à 2027 que Xavier pense, une échéance incertaine où tout risque de basculer dans un extrême, de droite ou de gauche.

Aussi les sujets récurrents qui monopolisent les débats, qui émergent de la surface, pouvoir d’achat et réforme des retraites, lui paraissent presque anecdotiques. Ils ont toujours existé ces sujets, ils occupaient déjà l’espace politique et médiatique durant son enfance, mais on continue sans relâche à les labourer, la discussion en est exacerbée, et pour beaucoup de personnes ils constituent une raison suffisante pour « renverser la table ».

La question du pouvoir d’achat, d’abord. Elle a accaparé la campagne présidentielle et elle accapare encore celle en cours. Le pouvoir d’achat, c’est une expression très pudique et très technocratique pour désigner ce que trivialement on appelle le « fric ». Le fric qu’on n’a pas et qu’on aimerait avoir, ou qu’on voudrait économiser ; le fric qui manque pour pallier l’augmentation excessive des dépenses contraintes que sont les abonnements aux téléphones mobiles, à la box Internet, à Netflix, Disney+ et Amazon Prime vidéo, Spotify et Deezer, sans oublier les capsules Nespresso ; le fric dont on souhaiterait posséder une fraction supplémentaire pour se sentir heureux, jusqu’à s’apercevoir qu’il en faudrait à nouveau une toute petite parcelle pour cette fois-là toucher réellement le bonheur.

Et le serpent de la réforme des retraites, qui bouge encore, continuant à susciter maintes controverses. Si Xavier verse par nature pour un allongement de la durée de vie active, le débat sur le départ à 65 ans lui apparaît dénué de sens et s’apparente plus à un combat idéologique si l’on tient compte de la situation économique en France. Le travail, pense-t-il, fournit bien sûr un statut, mais doit avant tout générer de la richesse pour financer notre système social. Or, l’évolution dans le pays depuis une cinquantaine d’années est totalement inverse. Les secteurs primaire et secondaire, l’agriculture et l’industrie, ont considérablement maigri au profit du tertiaire, celui des services. Pourtant, ce sont les deux premiers qui amènent la richesse, le troisième, pour l’essentiel, ne faisant que recycler cette même richesse. Aujourd’hui, les postes créés le sont majoritairement dans ce secteur, et augmenter la durée active de travail revient à augmenter la durée de ne rien produire. Un emploi de vigile, d’agent immobilier, de fonctionnaire territorial ou de manutentionnaire dans un entrepôt Amazon est certes respectable, il assure une reconnaissance individuelle, mais n’apporte pas un centime supplémentaire à la protection sociale. Ce centime, même s’il est prélevé sur le salaire en charge ou en impôt, a déjà été produit en amont par l’agriculture ou par l’industrie. S’il s’agit d’éviter le désœuvrement d’une large fraction de la population, le raisonnement peut être totalement différent, mais toutes les enquêtes montrent que l’on arrive très bien, en dehors du travail, à lutter contre le désœuvrement, la consommation de jeux, de réseaux sociaux, et de séries aidant bien à la chose. C’est donc un faux combat, une guerre d’escarmouches inutiles, en tout cas une illusion, une antienne comme on sait si bien les construire en France.

Xavier soupire, la discussion est une façon d’exister, de ne pas sentir le souffle du néant, de prouver l’absence de dictature.

Et il se rassure par le paragraphe suivant du sermon : « Les mondes passent, en vérité, l’un après l’autre, des ténèbres aux ténèbres, et leur succession ne signifie peut-être rien. »

Oui, peut-être rien…


FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

16 mai 2022

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024