Chroniques vingt-et-unièmes — Avenir et choix — 9 mai 2022


 Avenir et choix


Il a battu le pavé. L’expression  est  conforme  à  ce  qu’il  a  vécu  tout  l’après-midi  de  ce  dimanche 1er mai boulevard Voltaire à Paris. Marches, contremarches, bousculades, courses éperdues entre les attaques des Black blocs et les charges de police.

Les flics, ils se repèrent de loin, souvent des visages enfantins, pas plus marqués que le sien, casques scintillants, harnachement de RoboCop, alignés face au fracas, œil fixe et muscles tendus. Ils attendent l’ordre qui va étouffer la vague, lorsque la violence atteint son point extrême.

Cette violence, Quentin ne l’approuve pas. Même s’il veut renverser la table avec une Sixième République, se démener pour donner son avis lorsque l’Assemblée constituante commencera ses travaux et, pourquoi pas, en être, il enrage, car ces accès de colère et de destruction ne vont rien régler, et surtout salir la journée. Il regrette de s’être habillé en noir, pantalon de survêtement noir, sweat noir à capuche, qu’on puisse le confondre avec ceux qui, méthodiquement, à coups de pavés et de marteaux, ont descendu une à une toutes les vitrines des agences bancaires et immobilières du boulevard.

À un certain moment, le vacarme était à son comble, des poubelles et des palettes prenaient feu, de longs panaches de fumée faisaient la danse, zébraient le ciel clair, et il a pensé aux images de Marioupol. Il est intervenu pour empêcher une voiture de brûler de l’intérieur avec une mèche enflammée jetée par la portière, ce qui a lui valu des insultes où figuraient les mots « pourri de bourgeois », « social-traître », un vieux relent des années 60.

Et puis cette attente interminable, le défilé immobilisé vers Nation. Le visage recouvert de poussière, les yeux rouges, il a hésité à quitter la manifestation en s’engouffrant dans une bouche de métro, et puis tout s’est débloqué, mais une fois la foule arrivée sur la grande place, les porte-voix des forces de l’ordre lui hurlaient de se disperser.

Il n’est resté qu’un quart d’heure de plus, il est rentré chez lui, rue Réaumur, mais sans amertume,  avec  le  sentiment  ancré  d’un  triomphe,  d’une  démonstration  de  puissance,  d’un  avant-goût  du  « troisième tour social » annoncé par Mélenchon.

Mélenchon. Il n’a pas voté pour lui à la présidentielle, son candidat était Jadot. Mais Jadot, c’est fini, il a rallié le nouvel homme fort, d’autant qu’une union « historique » des gauches se profilait. Devenue tangible à présent. On l’attendait depuis si longtemps celle-là, on va pouvoir mettre à bas ce foutu capitalisme, reconstruire un monde réellement humain, peut-être pour l’éternité, car la France tiendra lieu de modèle, comme elle l’a toujours fait dans le passé lors des moments cruciaux. Cette pensée lui insuffle de l’adrénaline, il sent l’horizon s’ouvrir, peu importe qu’il n’ait pas tout compris du programme de Mélenchon qui, s’il n’est pas « élu » Premier ministre – son slogan de campagne –, « ira chercher la victoire dans la rue ». Ça, c’est une preuve de détermination, ce gars-là veut tenir ses promesses, on doit pouvoir lui faire confiance, il propose des mesures qui parlent : un revenu d’autonomie pour les jeunes, le blocage des prix des produits de première nécessité, le référendum d’initiative populaire… Pour le SMIC à 1 400 net, la retraite à 60 ans, l’abrogation des lois scélérates comme celle de l’assurance-chômage, Quentin n’est pas encore concerné, mais ça servira plus tard. Et il ne possède pas assez de connaissances économiques pour apprécier les conséquences de la nationalisation des banques, des sociétés d’énergie et des autoroutes. Pour ce qui est de la désobéissance aux règles européennes, on verra, tout avance lentement en Europe, on discutera, et finalement d’autres pays se joindront à la France pour désobéir. Et le nucléaire ? On en reparlera après. Après la victoire.

Au moins, il se nourrit de convictions, contrairement à Ludivine qui sous ses airs de révoltée fait partie des jeunes qui s’impliquent de moins en moins dans la politique, 43 % d’entre eux ne sachant pas se positionner entre la gauche et la droite.

Ses conversations avec son père Jean-Bernard débouchent sur un champ de ruines. Les phrases de celui-ci résonnent encore dans sa tête : 

—  La Sixième République ? Une assemblée constituante ? Mais avec l’opposition du Sénat, Macron n’est même pas arrivé à changer un mot dans la Constitution actuelle ! Les nationalisations ? On n’arrête pas de critiquer l’État et on veut lui donner tout à gérer ! La retraite à 60 ans ? Alors que la moitié de la planète n’a aucun système de ce genre, et que dans la plupart des pays de l’OCDE, l’âge de la retraite ne cesse de reculer ! La désobéissance aux règles européennes ? C’est une sortie de l’Europe sans le dire, c’est un Frexit déguisé ! Mélenchon ne fait que proposer une soviétisation de la France, un retour au siècle dernier !

Quentin n’accepte plus d’entendre ces arguments d’une autre époque, d’une génération qui a bien vécu sans se soucier des dégâts qu’elle provoquait. D’une génération qui a mené le monde à ce qu’il est aujourd’hui. Et ce n’est pas l’unique sujet de discorde. Il continue de fréquenter la fac de Nanterre, mais seulement pour participer à des forums, car l’agitation s’étend. Il ne suit plus les cours et son père s’énerve. Depuis peu, il s’interroge sur son choix des arts du spectacle, lui qui est si peu exubérant, qui déteste se mettre en scène. Une voie différente le tente à présent, c’est celle de brasseur. Les brasseries, un véritable phénomène de société en France. Elles étaient 40 il y a 20 ans, et 2 300 maintenant ! Mais d’autres comme lui sont séduits, les délais pour obtenir une formation s’allongent, 18 mois dorénavant, l’horizon qui s’éclairait se bouche à nouveau.

Il était invité à déjeuner chez ses parents, mais il a écourté, il est parti sans prendre le dessert, a claqué la porte et filé vers la manifestation. Le fossé ne cesse de s’élargir, il le sait, il ne reste plus que la passerelle fragile des impressions, des souvenirs de l’enfance, d’une mémoire ténue pour entretenir le sentiment commun d’appartenance à une famille, mais bientôt chacun aura du mal à distinguer les silhouettes sur l’autre bord.

Chez lui, il a ouvert l’unique fenêtre de sa piaule, l’air était acide, le vent ramenait la saveur des lacrymos, et il s’est demandé si c’était ce vent qui l’avait fait pleurer.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

9 mai 2022

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