Chroniques vingt-et-unièmes — Pour l'instant — 25 avril 2022


 Pour l'instant


C’est passé pour cette fois. 

Mais Jean-Bernard ne se prononcera pas pour la suivante, dans cinq ans. Il repose Le Figaro qu’il persiste à se faire livrer aux aurores. 

Le débat entre les deux finalistes s’est relativement bien déroulé, malgré quelques allusions perfides au prêt russe de Marine Le Pen, aux non-éoliennes du Touquet et au cabinet McKinsey. Mais ce genre de show a-t-il vraiment un sens ? Car on est réellement en présence d’un show médiatique, d’un divertissement où l’on espère l’incident qui fera date. Beaucoup d’électeurs modifient-ils leur décision à quatre jours du scrutin ? Qu’il s’agisse de voter pour l’un ou pour l’autre, ou de ne pas choisir ?

Mais le résultat est là. La progression de l’extrême droite semble suivre une pente inéluctable, avec une accélération. Jean-Marie Le Pen  obtenait  17,79 %  au second  tour  en  2002.  En  2017,  c’est  33,90 % pour Marine Le Pen, et aujourd’hui 41,46 %. Cinq points de plus en moyenne tous les cinq ans entre 2002 et 2017, et sept points et demi entre 2017 et 2022 ! À ce rythme, le RN peut l’emporter en 2027, il fera 51, voire 55 % si l’accélération continue, même si d’ici là Marine Le Pen a raccroché les gants de boxe. 

Et cette perspective le rend maussade, vaguement nauséeux, Jean-Bernard. Depuis 7 heures du matin, il avale café sur café, son cœur s’affole, un battement lancinant s’échappe de sa poitrine.

Pourtant, pour la plupart de ses anciens collègues, officiers militaires en retraite comme lui, c’est une victoire, ils ont voté en bloc pour la candidate RN. Ils ont voté pour elle au nom d’une « certaine idée de la France ». Mais une France, selon lui, qui n’existe que dans les idées.

 Et il y a ces 28 % d’abstentions. Son fils Quentin a refusé de se déplacer. Hors de question pour lui de « choisir entre la peste et le choléra ». Jean-Bernard a bien essayé de lui démontrer que la peste avait fait dans l’histoire plus de morts que le choléra, sans succès.

Comment est-on arrivé à cette situation ? L’explication souvent avancée est le dégoût des politiques. Des politiques assimilés à des prédateurs maintenant le peuple dans la soumission. Ces gardiens de la « France d’en haut » se confondraient aux autorités, et à l’État lui-même. 

Avec ce paradoxe éternel : l’État, omnipuissant, tentaculaire, est considéré par nature comme défaillant, il serait le principal fauteur des injustices qui traversent la société. Alors, on le dénonce, on l’exècre, on l’abhorre, on le remet sans cesse en cause – plus précisément le service public jugé déliquescent –, tout en rejetant avec effroi le secteur privé, le terrain de jeux d’un ordre ultralibéral, presque satanique.

Une autre raison serait la disparition du clivage droite/gauche dont le président sortant serait le fossoyeur. Durant toute la campagne du premier tour, la droite traditionnelle et la gauche se sont épuisées à le répéter, demandant le retour de cette division afin de retrouver une vie politique assainie. Mais Jean-Bernard se pose cette simple question : ledit clivage qui a engendré les alternances pendant soixante ans est-il vraiment si efficace ? N’est-il pas responsable de l’état actuel de la France, considéré comme calamiteux par une part majoritaire de la population, où, à chaque changement de tendance, le parti au pouvoir détricote ce qu’a réalisé celui qui l’a précédé, amenant notre pays à faire du surplace alors que la planète se transforme à une vitesse prodigieuse ?

La droite traditionnelle et la gauche pourtant n’en démordent pas. Les Républicains sonnés par la défaite sont au bord de l’éclatement. La réunion du lendemain du premier tour n’a abouti qu’à un compromis minimaliste, tant les forces centrifuges cognaient sur ce qui reste du mouvement. On a fait en sorte de laisser la poussière sous le tapis, au moins pour les deux semaines de l’entre-deux-tours, mais le commentaire de l’un des participants à cette réunion était éclairant : « Tout le monde est tétanisé et personne n’ose rien dire. On dirait des bestiaux qui se tiennent chaud en allant à l’abattoir, et qui se disent : “Tout va bien tant qu’on se tient chaud.” »

Au parti socialiste, à nouveau perdant, c’est l’abîme qui se profile, c’est stupeur et tremblements. Mais on crâne, on parle d’alliances avec les Verts, avec les communistes, avec ces autres petits poucets, et on feint d’ignorer l’ombre menaçante de l’ogre insoumis. Après sa défaite, Anne Hidalgo semble désirer retrouver la douceur du printemps. Dès le lendemain de son score calamiteux, elle redécouvrait le plaisir de déambuler dans les rues de la capitale, de constater le spectacle merveilleux des arbres en fleurs, la satisfaction modeste de cultiver son jardin encore pour quatre ans. Peut-être, sur le chemin de son bureau, a-t-elle arpenté les couloirs vidés de son ambition, peut-être a-t-elle trouvé que finalement les ors de l’Hôtel de Ville valaient bien ceux du palais élyséen, peut-être a-t-elle estimé que les affaires de la Ville de Paris étaient bien plus passionnantes que celles d’une France en route vers l’implosion, et que son 1,75 % n’était après tout que le juste pourboire donné pour avoir voulu se dévouer corps et âme à une cause sacrificielle.

Et l’ogre insoumis regarde plus loin. Jean-Luc Mélenchon possède un coup d’avance, il pense désormais cohabitation. À son profit bien sûr, en réalisant une OPA – bien que ce terme ne fasse pas partie de son vocabulaire – sur les Verts et les socialistes au nom du « vote utile ». Au lendemain du premier tour, il demandait à « se faire élire Premier ministre de la France ». C’est que la France dispose de ce curieux scrutin à quatre tours, cet objet politique non identifié, pour décider de son avenir. Il existe même un cinquième tour, la rue, que Philippe Poutou, tout à son dessein de sauver les « premiers de corvée » du féroce capitalisme, a déjà annoncé. En Allemagne, au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie, c’est très différent, un unique scrutin, proportionnel ou semi-proportionnel, règle tout, de la composition des députés à la désignation du chef de l’Exécutif.

Au Rassemblement national, c’est presque l’euphorie. On a échoué, certes, mais on est aux portes… Et la candidate qui prépare maintenant la bataille des législatives s’appuie sur une valeur sûre, le peuple. Le peuple dans sa grande sagesse, celui qui par essence « sait », « le véritable expert qu’on omet de consulter », qui devrait avoir le dernier mot sur tout, et qui est le seul apte à changer la constitution. Si l’on poursuit cette idée, c’est une aubaine, une source inépuisable d’économies pour le pays, la solution peut-être à l’accroissement vertigineux de la dette. Si le peuple possède la science innée, pourquoi déverser autant d’argent à former des ingénieurs, des chercheurs, des économistes, des juristes et autres spécialistes ? Supprimons donc le budget des universités ! Et les élections ? Locales, départementales, régionales, européennes, législatives, sénatoriales… Puisque le peuple, toujours le peuple, détient la vérité et peut alors, grâce au référendum d’initiative citoyenne, se passer de représentants, n’y a-t-il pas là quelques dépenses à éviter ? Les députés et sénateurs, terminé ! Les conseillers généraux et régionaux, qu’ils abandonnent leurs sièges d’apparat dans les luxueux hôtels départementaux et régionaux ! On fera même des affaires en vendant les bâtiments. Et puis se pose la question des élites qu’on ne saurait assimiler au peuple. « Le peuple contre les élites », il réapparaît régulièrement, ce slogan. À chaque élection et lorsque l’agitation monte.  Ces élites que l’on oppose éternellement au peuple, ne sont-elles pas suspectes de vouloir brider son expression ? Ne devrait-on pas les contrôler, voire les rééduquer pour qu’elles adhèrent à la cause commune ? Depuis des lustres, on se serait donc fourvoyé, on aurait formé des élites qui non seulement ne serviraient à rien, mais qui en plus représenteraient un danger pour la démocratie d’aujourd’hui. Finalement, le siècle des Lumières où tant de talents se sont révélés, il aurait fallu le zapper, il aurait juste contribué à entretenir jusqu’à maintenant des réflexions et des raisonnements totalement détachés des contingences qui frappent les « vraies gens ». On s’aperçoit ainsi que derrière cette dialectique du peuple souverain se profile tout un continent de conséquences difficiles à mesurer, mais qui peut faire peur, c’est l’opinion de Jean-Bernard.

Il se lève et prend un livre dans la bibliothèque du salon. Soumission. Michel Houellebecq s’est trompé. Mais qui pourrait lui en vouloir ? Son roman de politique-fiction qui décrivait l’élection de 2022 se basait sur les données de 2015, au moment où il l’a écrit. Ce ne sont donc pas les islamistes qui ont gagné (en l’occurrence la Fraternité musulmane) grâce à un front républicain contre l’extrême droite. Par contre, il avait bien anticipé que le parti socialiste et la droite LR (UMP à l’époque) ne se hisseraient pas au second tour, qu’ils se désagrégeraient. En définitive, il ne s’est qu’à moitié trompé. Chapeau, Houellebecq ! S’il existait en vrai, son héros n’aurait pas à quitter l’Université, et ensuite y revenir en prononçant la phrase rituelle « Je témoigne qu’il n’y a d’autre divinité que Dieu, et que Mahomet est l’envoyé de Dieu. » Histoire d’entrer par opportunisme, s’agissant de cet athée qui cherche sa route, dans la religion imposée pour enseigner. En concluant qu’il n’aurait rien à regretter.

Finalement, Houellebecq a décrit le pire. 

Et démontré une fois de plus que le pire n’est jamais sûr.

Pour l’instant.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

25 avril 2022

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