Chroniques vingt-et-unièmes — Nous faire relever la tête — 18 avril 2022


 Nous faire relever la tête


C’est Pâques, et le rituel déjeuner se passe dans le nouvel appartement de Thomas à Saint-Ouen, un deux-pièces qu’il vient d’acheter en échange du studio qu’il occupait en location dans la même ville. Avec son père, ils ont à peine évoqué l’entre-deux-tours. Si les avis de l’un et de l’autre divergeaient pour le premier, il n’y a aucune discorde pour le second. 

Le professeur Marcus a évité de faire allusion au blocage du quartier de la porte Saint-Denis à Paris par le groupe Extinction Rébellion. Thomas, comme tous les jeunes, est sensible au réchauffement de la planète. Pourtant, alors qu’en Ukraine le bilan carbone explose tous les compteurs, les militants écologistes, adeptes de la  désobéissance  civile,  dénoncent  dans  ce  quartier  des  Grands   Boulevards   « l’inaction des dirigeants face au changement climatique », exigeant un « futur vivable et juste pour tous ». 

Ils auraient parfaitement leur place à Moscou, a-t-il songé.

Une réflexion qu’il a gardée pour lui. Parce qu’on ne trouble pas un dimanche de Pâques. Il s’est simplement permis un avis à propos du mouvement d’occupation des universités qui s’étend : la Sorbonne (avec dégradations), Sciences Po Paris, l’ENS, Nanterre… Pourquoi un tel mouvement ? Certes, la période est propice, la sève printanière vivifie les révoltes, mais il s’agit là de protester contre la teneur du second tour. « Ni Macron, ni Le Pen », c’est le slogan qui court. À Jussieu, on se tâte et cette situation l’effraie un peu. Ces étudiants qui sont supposés représenter la future élite de la nation se fichent bien, selon lui, de la démocratie. On n’est pas d’accord avec le résultat d’un scrutin, alors on pousse une colère ! Mais comme d’habitude, ils sont probablement minoritaires. Et comme d’habitude, ils ont décidé en assemblée générale l’occupation des locaux, pendant que ceux qui voulaient travailler étaient sagement assis dans leurs amphis. Rien de nouveau, c’est la même rengaine depuis cinquante ans, et Marcus l’a lui-même bien connue. Mais le pire, pense-t-il, c’est que la plupart de ceux qui expriment leur mécontentement en ce moment ont sans doute boudé le premier tour. N’estime-t-on pas à 45 % le taux d’abstention des 18-34 ans ? 45 % d’abstention ! C’est à comparer aux 12 % des seniors ! Est-ce pour cette raison que France Info a lancé un pavé dans la mare en évoquant la possibilité de supprimer le droit de vote aux plus de 65 ans afin de compenser le désintéressement des jeunes ? Un pavé qui, à juste titre, a provoqué un tollé. Cette proposition est motivée par le fait que les jeunes n’adhéreraient plus à un « Système » construit par les vieux, un Système qui aurait tendance à s’autoalimenter puisque les vieux se déplacent plus que les jeunes aux urnes ! Mais Marcus ne veut plus y réfléchir, les campagnes électorales, de surcroît présidentielles, constituent le laboratoire d’idées les plus excentriques les unes que les autres, dont la finalité est toujours la même : piloter  le  paquebot  « France » à la façon d’un hors-bord. 

Depuis cinq minutes, il attend que Thomas, après une première phrase, développe son opinion sur la situation internationale. Mais pour l’instant, celui-ci se tait. Marcus se rend compte que son fils cherche à structurer sa pensée, à se composer une réserve d’arguments. Dans ce silence qui s’est installé, il porte le verre de pouilly-fuissé à ses lèvres, il en retrouve la délicate amertume tout juste contrariée par une légère note florale. Mais il n’est peut-être pas tout à fait assez frais, ils ont trop tardé pour l’ouvrir, le temps a déjà apporté sa petite touche assassine.

—  Tu disais ? reprend Marcus.

Thomas se lève, arpente la pièce d’un pas traînant, sourcils froncés, suivi par le regard de son père. Et puis il se lâche : 

—  Ce qui vient de se produire en deux ans, la pandémie et la guerre, va peut-être nous faire relever la tête. Je m’explique. Quand la CEE a été fondée en 1957 par le traité de Rome, on pouvait s’attendre à ce qu’elle organise un  marché « entre  nous », c’est-à-dire entre les Six de l’époque, en protégeant ses frontières externes. Mais il n’en a rien été, et pas davantage lorsqu’elle est devenue l’Union européenne en 1993. J’ajouterais même « bien au contraire ». Le grand paradoxe, si je prends le cas de la France, c’est qu’aujourd’hui, nous sommes beaucoup plus tributaires de l’étranger – je veux parler de l’extérieur de l’Union – que nous ne l’étions au moment de la création de la CEE. Pour quelles raisons ? Parce que l’Europe – je vais l’appeler ainsi pour faire simple – a signé des accords de libre-échange ou de droits de douane réduits avec une infinité d’États. On peut l’expliquer par un mouvement général de repentance, une tentative de rédemption vis-à-vis de pays pauvres qu’elle a exploités à l’époque de la colonisation. Des motivations stratégiques s’y sont aussi ajoutées. Mais si on reste positif, ce qui se passe actuellement est une chance. La dépendance que l’on a découverte pour toutes sortes de marchandises peut amener un retour de la production à l’intérieur des frontières de l’UE. Mais ce ne sera pas immédiat. Comptons une bonne vingtaine d’années en y consacrant beaucoup d’efforts…

Cependant, Thomas a bien d’autres conséquences en tête. Être agrégé d’histoire ne l’empêche pas de s’adonner à la géopolitique, avec son père de préférence, qu’il trouve un peu trop égaré dans les étoiles, en dehors de son cercle littéraire. Il poursuit : 

—  La guerre peut signifier une deuxième révolution russe, et la pandémie la fin de la domination industrielle de la Chine. Dans le passé récent, la guerre de 14, qui s’éternisait avec ses défaites à répétition pour la Russie, a conduit au soulèvement de 17. Dans les années 80, l’enlisement en Afghanistan a contribué largement à faire sauter le régime soviétique. Poutine escomptait une victoire rapide en Ukraine, paradoxalement à la manière des 70 000 talibans dans ce même Afghanistan il y a quelques mois quand l’armée gouvernementale de 300 0000 hommes bien entraînés et bien équipés s’est évanouie en 24 heures. Pas de chance, en Ukraine, c’est loin d’être le cas. Il a d’ailleurs limogé deux de ses conseillers qui ont dû lui raconter des sornettes à cet égard. Il joue gros maintenant. Il aura du mal, si la guerre dure, à museler une opposition à l’intérieur, dans une atmosphère de récession due à toutes les sanctions qui s’abattent.

 » La Chine, c’est encore autre chose. À mon sens, ce n’est pas un pays belliqueux, elle ne s’en est jamais prise à ses voisins, si ce n’est pour se défendre. Elle a dû subir toutes les invasions : Tibétains, Mongols, Mandchous, sans parler des Européens et des Japonais. Par contre, elle va généralement au bout de ses erreurs jusqu’à la catastrophe finale. Par fierté ou sentiment de supériorité du fait de son histoire millénaire, on ne sait pas très bien. Souviens-toi du  «  Grand  Bond  en   avant »  et  de  la     « Révolution culturelle ». Le Grand Bond, c’est en 1958. Mao veut démultiplier la puissance économique de la Chine en collectivisant à mort. C’est le cas de le dire, car cette politique, en désorganisant toute la société, va provoquer près de 50 millions de morts. Et il remet le couvert en 1966 avec la Révolution culturelle. Cette fois, il s’agit de se débarrasser des valeurs traditionnelles, source de tous les maux selon le régime. Il va pour cela s’appuyer sur les fameux gardes rouges, des ados sans expérience, aux cerveaux imbibés de slogans, complètement décérébrés, qui n’hésitent pas à dénoncer leurs parents, et on comptera à nouveau des millions de victimes. À présent, avec la pandémie, la Chine a choisi la stratégie « zéro Covid ». Le pays le plus peuplé de la planète est le seul, ou presque, à avoir opté pour cette stratégie ! Je pense qu’elle ne pourra pas s’en dépêtrer, elle n’arrête pas de confiner ici et là. On en est désormais à 400 millions de personnes ! Un tiers de la population ! Et lorsqu’on confine là-bas, ce n’est pas comme en France : toutes les usines sont en sommeil, on ne sort plus de chez soi, sauf pour se faire tester, et on est ravitaillé par les autorités une fois par semaine, quand ça se passe bien. Une immense prison ! Hier, c’était Shenzhen, l’endroit où le sous-traitant d’Apple fabrique les iPhones. Donc, on ne produit plus d’iPhones ! Maintenant, c’est Shanghai qui représente 5 % du PIB chinois. Mais aussi une foule d’autres villes. Demain, ce sera de nouvelles régions. « L’atelier du monde » va se mettre à dérailler, ce qui devrait nous inciter à relocaliser en Europe. Une opportunité à saisir, je le répète…

—  Oui, oui, réagit Marcus en reposant son verre, mais la Chine, c’est, disons, du moyen terme. L’urgence, c’est la Russie…

—  La problématique de Poutine, pour reprendre exactement le titre du dernier livre d’Éric Vuillard, explique Thomas, est de trouver « une sortie honorable ». (Quelle plume alerte ce Vuillard ! Il excelle à dénicher dans les replis de l’histoire le détail qui renversera nos convictions.)

Il développe sa pensée : alors que le chef du Kremlin était persuadé du fond de son palais que ses troupes s’enfonceraient en Ukraine comme dans du beurre et que Kiev tomberait en trois jours, comment maintenant s’extraire de ce guêpier, de ce bourbier, de cette impasse sans donner l’impression d’un échec ? Reculer tout en ne donnant pas l’impression de le faire, en travestissant la chose en victoire pour le peuple russe. Le mieux est d’affirmer qu’on se recentre sur le Donbass, sur les fondamentaux en quelque sorte. Mais là, il faudra obtenir un résultat, ce serait la honte d’avoir à repasser la frontière, de voir à nouveau ces chars antédiluviens pulvérisés par les missiles américains Javelin autoguidés par infrarouge, à 178 000 dollars pièce (une petite révolution : on « verrouille » la cible, on se cache et on tire ; l'engin va ensuite droit au but). Car il y a en perspective ce fameux 9 mai. Le 9 mai, c’est le rendez-vous annuel sur la place Rouge de la grandeur militaire russe, en souvenir de la défaite de l’Allemagne nazie.   On   y   fait   défiler   tout ce   que   le   pays   compte de terrifiantes machines de guerre afin d’impressionner le monde. C’est  la  vitrine  de  la  supposée  « deuxième armée de la planète ». Et avec des machines si efficaces, on  ne  saurait  perdre  une  guerre,  et  encore  moins  une   « opération militaire spéciale », sauf à devenir la risée de ce même monde. Dans un tel contexte, le coulage du Moskva, le croiseur amiral de la mer Noire, n’arrange rien (selon Volodymyr Zelensky, la place d’un navire russe « est au fond de l’eau » ; voilà qui va réchauffer l’ambiance !) Alors, il faut un résultat, et à tout prix. Si ce n’est pas l’Ukraine, ce sera le Donbass. Et si ce n’est pas le Donbass, ce sera une partie du Donbass. Et si ce n’est pas une partie du Donbass, ce sera…

Mais sortons de ce cauchemar qui n’appartient qu’à Poutine. Pour l’instant, rien de plus dangereux pour lui que ces images en boucle de charniers, de ces témoignages de viols par des soldats avinés tirant sur tout ce qui bouge, de toutes ces vidéos et ces commentaires circulant sur les réseaux sociaux (ils ont au moins cet intérêt). C’est toute la différence avec ce qui a pu se passer naguère à Oradour-sur-Glane ou à Katyn (les Russes, déjà), et Thomas n’a surtout pas envie d’y réfléchir, il laisse ce casse-tête à Poutine qui ne l’a pas volé.

—  Et nous, les Européens, on a peut-être été un peu mous… ajoute Marcus.

Là aussi, Thomas a son idée et l’expose. Le problème qui poursuit l’Europe, et qui risque de la poursuivre encore longtemps, ce sont tous ces événements du XXe siècle qui ne plaident pas vraiment en sa faveur : deux conflits mondiaux dont elle est la source ; deux fascismes, l’un en Italie, l’autre en Allemagne ; une dictature communiste en Russie ; et l’holocauste. Bien sûr, l’holocauste, on l’attribue aux nazis, mais ils n’en demeuraient pas moins des Européens. Ce n’est pas si ancien, même pas un siècle, deux ou trois générations… Et quand, dans les années 60, l’Europe décolonise, ce n’est pas en raison d’une soudaine crise de philanthropie ou d’humanité, c’est sous la pression de peuples autochtones qu’elle a entraînés dans des guerres dont ils ne voyaient ni les tenants, ni les aboutissants, mais qui après la victoire espéraient au moins tirer de leur aide quelques compensations qui ne sont jamais venues. C’est pour cette raison que les grandiloquentes leçons de morale des Européens portent si peu dans le reste du monde, que ce soit au sujet de l’Ukraine ou d’un autre.

—  Ce genre de propos aiguise les neurones et met en appétit, sourit Marcus en coupant du pain. Tu es au courant du dernier exploit de Hubble ? 

—  Ah non, papa ! Ça fait une heure que l’on cause et on n’a toujours pas entamé l’entrée ! Tu m’en parleras au dessert…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

18 avril 2022

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