Chroniques vingt-et-unièmes — La route est encore longue — 11 avril 2022


 La route est encore longue


La soirée électorale s’est éternisée. Xavier, Émeline, Sébastien et Romane ont tenu à la passer ensemble, au domicile des premiers. Sur France 2, car TF1, chaîne audacieuse ou peut-être simplement sensible au désenchantement général, a sifflé la fin à 21 h 10 pour donner la voix, dans une énième rediffusion des Visiteurs, à Jacquouille la Fripouille et Godefroy de Montmirail.

Le résultat est tombé, on le subodorait. Une répétition du duel de 2017 entre Macron et Le Pen. Cette dernière pense y trouver sa revanche et prépare déjà depuis longtemps son « match retour » à la façon de Rocky II, cherchant cette fois une victoire par KO.

C’est fini pour les autres candidats, dont certains  espéraient  se  faufiler  dans un  « trou de souris ». Ils n’ont plus qu’à remâcher leur amertume ; ce trou de souris s’est transformé en souricière.

Entre deux commentaires des journalistes et des invités politiques qui à peine assis réfléchissaient à ce qu’ils allaient dire sur le plateau suivant, les quatre amis ont égrené des souvenirs de campagne, comme les combattants d’une guerre dont ils n’auraient entendu que le fracas lointain et vu dans le ciel que la lueur pourpre laissée par les bombes. Ils n’ont été que des observateurs, mais des observateurs attentionnés. C’est tout le charme et la spécificité de la démocratie d’offrir le spectacle vivant de l’affrontement des idées, un bien dont on ne mesure pas la valeur tant il nous semble un dû, dont on se  désintéresse  même – c’est le cas de 26 % des Français – parce qu’il a la couleur de l’acquis, alors que c’est une construction fragile, à la fois dans l’espace (combien de pays en bénéficient vraiment ?) et dans le temps (ce qui est acquis ne l’est jamais pour l’éternité).

Cette campagne a réservé bien des surprises. D’abord l’effondrement de la candidate socialiste, mettant un point final à la chute amorcée depuis 2016. Le parti qu’elle représente est-il condamné à jouer les supplétifs, à l’instar des radicaux depuis des décennies ? 

Et que dire du score plus que modeste de celle des Républicains, trois fois moindre que celui de François Fillon en 2017 ? À force de se caler sur les positions d’Éric Ciotti, sans être Éric Ciotti, son résultat est inférieur aux estimations qu’on prêtait à son adversaire de la primaire lorsqu’il était encore évalué par les sondages. Une tactique assumée, mais déconnectée de la réalité politique. Il faut être un bon tacticien quand on se veut général. Qui aurait imaginé il y a seulement dix ans que le parti socialiste et celui des Républicains (ex-UMP, ex-RPR, ex-UDR, ex-UNR), après s’être partagé le pouvoir en alternance de 1958 à 2017, durant presque 60 ans donc, se définissant respectivement comme la gauche et la droite républicaines (on se frotte les yeux et on se demande vraiment ce que signifient aujourd’hui ces propos surannés d’un autre siècle) ne totaliseraient que 6,53 % à eux deux !

Étonnement aussi avec Yannick Jadot qui s’est révélé le plus belliqueux de tous les candidats, en butte à l’image de toujours associant l’écologie à la paix. Jouant son va-tout, il a même assimilé l’élection, et surtout le vote en sa faveur, à un « choix de civilisation », endossant les oripeaux d’un nouveau messie. Rien que ça ! Par ces paroles, il a tenté de s’élever à la hauteur de Confucius, de Bouddha ou de Jésus. Quelle déception ! On doit préciser qu’il n’a pas vraiment été aidé par Sandrine Rousseau qui a multiplié les propositions inattendues comme celle de créer un « délit de non-partage des tâches ménagères (approuvée par 50 % des femmes, selon un sondage). Elle ne se doute pas de la logistique que cela suppose. Les femmes pourront ainsi porter plainte, mais il faudra  des  référents  pour  traiter  ce  genre  d’affaires  dans  les  gendarmeries  et  les  commissariats  de  police  déjà  saturés.  Et  puis,  aucun  risque  pour  elle :  cohabitant  avec  un  homme  « déconstruit », elle ne craint rien à ce sujet. 

Autre surprise, celle de la très bonne campagne de Fabien Roussel basée sur le bon sens paysan et le plaisir de vivre, plaidant pour le retour des jours heureux qui, semble-t-il, auraient existé naguère, cherchant à s’appuyer sur la France de toujours, des terroirs et de la bonne chère. Il a concurrencé à ce jeu l’inclassable mais « authentique » Jean Lassalle, pourtant un maître en la matière, qui n’a vu, lui, dans cet exercice que des élections truquées, et qui, pour cette raison sans doute, ne donnera aucune consigne pour le second tour. Un député de la République qui verserait dans le complotisme ?

Et la montée éclair d’Éric Zemmour, avant  son  effondrement.  Son  irruption  dans le  paysage  politique,  avec son  obsession  de  l’immigration,  aura  contribué  à  « désextrémiser » Marine Le Pen, à la rendre plus présentable aux yeux de beaucoup d’électeurs, tout en lui conférant une réserve de voix. Hésitant jusque-là à voter pour elle à cause de son étiquette d’extrême droite, ces électeurs ont considéré que l’extrême droite, c’était maintenant Éric Zemmour.

Une chose est certaine, les primaires n’auront plus la cote. Et le fiasco de celle remportée par Christiane Taubira sonne peut-être le glas de ce genre de pratique. Autant d’échecs retentissants en dix ans, c’est suffisant pour ne plus avoir envie de s’y plier.

Mais le point le plus important est sans doute le fait que le résultat cumulé de tous les candidats des extrêmes dépasse 58 %. Et c’est sur ce constat que Xavier a éteint la télé à 23 heures, malgré quelques protestations. C’était plus qu’il ne pouvait en supporter pour cette journée. Émeline est allée préparer des tisanes et Sébastien, plutôt discret jusqu’à présent, qui respecte toutes les tendances (un moment, il a été séduit par le choix Éric Zemmour pour « pousser un cri d’alarme »), a tenté une analyse.

Chez lui, l’échiquier politique n’est pas un carré, mais un cercle. Et, suprême hérésie, le centre se trouve sur la circonférence. Mais à l’écouter attentivement, en y prenant le temps, ce que font Xavier et Romane, on comprend. Une fois posé ce centre, on peut, sur le pourtour, s’en écarter par la gauche ou par la droite, et en traçant un segment partant de ce point et passant par le milieu du cercle, en le prolongeant, on arrive à un autre point situé sur ladite circonférence, à l’opposé, un point qui matérialise l’endroit où extrême gauche et extrême droite se rejoignent, se touchent, même. On en tirera alors deux conclusions. Un, que malgré toutes les paroles de dénégation que l’on profère la main sur le cœur, on ripe facilement d’un extrême à un autre. Deux, que sur cette courbe fermée à 360 degrés, ce sont les extrêmes, de gauche et de droite, qui sont les plus opposés au centre. Qu’est-ce qui différencie en France l’extrême gauche de l’extrême droite ? C’est la question de l’immigration. Un simple changement d’opinion sur le sujet vous entraîne vers l’autre bord, presque par inadvertance, sans vous en être vraiment rendu compte. On se réveille un matin, on est toujours plus que d’accord pour redistribuer davantage, pour taxer les riches et protéger les petits, pour remettre en cause le fonctionnement de l’Union européenne, mais on ne pense plus renvoyer les immigrés chez eux. Ou l’inverse. Et alors, ce n’est plus Le Pen qui représente votre idéal, mais Mélenchon. Ou l’inverse.

Et Sébastien cite Alain Comte-Sponville, l’un des philosophes actuels les plus appréciés, qui caractérise un modéré par le fait qu’il se sent plus proche d’un modéré du camp d’en face qu’un extrême de son propre camp. Autrement dit, un modéré de gauche, disons un centre gauche, sera plus proche d’un modéré de droite, un centre droit, que d’une extrême gauche. Et le raisonnement est le même pour un modéré de droite. Ce qu’exprime Comte-Sponville, c’est que les adversaires des modérés, ce sont les extrêmes. Une conclusion identique à celle de Sébastien, et ce qu’il faut en tirer, c’est qu’une fois le premier tour passé, le parti socialiste, les écologistes et les Républicains ont tout intérêt à faire cause commune face aux extrêmes, car ils sont finalement dans le même camp. Mais ce n’est pas le chemin que semblent prendre ces partis, enracinés dans une dialectique qui peine à s’extraire du XXe siècle. Ces perdants modérés du 10 avril ne donnent de consignes de vote pour la suite que du bout des lèvres. C’est le cas de LR qui n’appelle pas à un « front républicain ». Amnésie ? Étonnant pour une formation dont le candidat en 2002, Jacques Chirac, a été élu grâce à un tel barrage. Et ces perdants de gauche et de droite, encore, accusent sur les plateaux de télé le gouvernement actuel d’avoir encouragé la montée des extrêmes – qui, en vérité et depuis toujours, ne demandent qu’à prospérer en période de crise –, ne se rendant pas compte que le combat a changé de nature. Pour eux, au fond, tout se vaut. Ou alors, « puisque nous allons disparaître, il est  préférable  que  tout  disparaisse ».  « Après nous le déluge », d’une certaine manière. Car il ne saurait être question de reconnaître ses erreurs lorsqu’on est certain de détenir la vérité. Une vérité qui malheureusement s’effiloche. Ce sera tout l’enjeu du second tour et des prochaines élections. Pour la première fois depuis 1965, il ne s’agira pas d’un duel gauche contre droite, mais d’un affrontement entre modérés et extrêmes, une transformation radicale, si on peut dire, de modèle qui fait entrer la France dans une nouvelle ère politique.

Il est 1 heure du matin, ils ont bien parlé, ils ont la voix rauque, ils se sont resservis en tisanes. Sébastien a lancé une dernière interrogation à l’attention de Xavier, pensant à l’abstention : 

—  Imagine que tu es invité à une soirée, que sur une table on te propose une centaine de fromages, tous différents des uns des autres et représentatifs de ce qu’on peut produire de mieux en France… Toi, tu réponds qu’aucun ne te convient. Que faut-il en déduire ?

—  Eh bien, réfléchit Xavier, on déduira que je n’aime aucun des fromages qui me sont proposés…

—  Ne devrait-on pas plutôt déduire que tu n’aimes pas le fromage en général ?

—  Ah, non ! Après les tisanes, ne parlons pas de fromage ! intervient Romane. Et si on allait se coucher…

—  Bien vu, rétorque Émeline en bâillant. La route est encore longue…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

11 avril 2022

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