Chroniques vingt-et-unièmes — Remettre les choses en place — 7 mars 2022


 Remettre les choses en place


Jean-Bernard réprime un bâillement pour la troisième fois. Dans la cuisine, le jour filtre à peine. Élise qui vient de poser ses mots fléchés lui demande : 

—  Tu as encore mal dormi ? C’est l’Ukraine qui te travaille ? Moi, je pense que tout va finir par s’arranger.

C’est l’optimisme forcené d’Élise qui parle. Jean-Bernard émerge brutalement de sa douce somnolence et répond lentement : 

—  Cela remet au moins les choses en place…

—  Les choses en place… Tu veux dire que Poutine a raison d’envahir l’Ukraine ?

—  Pas du tout, c'est de nous qu'il s'agit. Enfin, des Français en général… Nous étions habitués à ce que tout aille bien, nous pataugions dans notre petit confort. À tel point que nous en demandions toujours plus. Et en deux ans, nous avons retrouvé deux fléaux que les Occidentaux avaient presque oubliés : l’épidémie et la guerre.

—  S’il faut en arriver là…

—  Je te dis, ça remet les choses en place. Ce n’est pas ce que je souhaite mais c’est le principe de la pyramide de Maslow que tu connais bien, avec sa hiérarchie des besoins. La nourriture, c’est le problème numéro un. Quand il est satisfait, on recherche la sécurité, puis l’amour ou l’amitié, et ensuite les valeurs morales, etc. En Europe, nous sommes au stade ultime de la quête de ces valeurs morales, et on a effacé tout le reste. La guerre, les épidémies continuaient à exister ailleurs, mais nous les avions totalement oubliées, et d’un seul coup nous y sommes confrontés. Et maintenant, avec les sanctions qui s’abattent, et une grave crise économique qui se profile du fait de ces sanctions – c’est inévitable –, la base de la pyramide est menacée. Cela nous apprendra peut-être à nous occuper des vrais problèmes, et d’arrêter d’en inventer des faux tous les jours, notamment au JT de 20 heures.

—  Je n’aime pas quand tu deviens philosophe, c’est que tu me caches quelque chose…

Jean-Bernard détourne les yeux.

—  Pas du tout, je rapporte des faits…

—  Finalement, à t’entendre, il faudrait remercier Poutine…

—  Non, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit.

—  C’est au moins de l’indulgence…

—  Non plus. Je n’ai d’indulgence pour aucun dictateur. Mais Poutine bouscule nos certitudes. Il est en train de nous transmettre un message : « Vous m’avez pris pour le diable avec vos sanctions. Eh bien à présent vous allez voir vraiment ce qu'est le diable ! »

—  Il cherche à nous impressionner mais tout cela se terminera par un cessez-le-feu et chacun rentrera chez soi.

Jean-Bernard se frotte les yeux, se lève et se sert une nouvelle tasse de café. Après en avoir bu une gorgée, il rétorque à Élise qui a poursuivi ses mots fléchés : 

—  Plus maintenant, c’est allé trop loin. Poutine ambitionne de mettre la main sur l’Ukraine, c’est ce qu’il a déclaré à notre président. Et on ne l’empêchera pas. Ça prendra peut-être plus de temps que prévu mais on ne l’empêchera pas. Zelensky voudrait que l’Europe intervienne, qu’elle ne laisse pas tomber l’Ukraine, qu’on décrète l’exclusion aérienne de son territoire, mais ça signifie quoi, concrètement ? Faire la guerre à la Russie ? Non, je crois que personne n’a envie d’une guerre nucléaire.  Poutine va donc arriver à ses fins, mais ce n’est que la première manche. La deuxième va être plus difficile avec la population. On risque d’avoir un cycle de protestations et de répressions, peut-être même en Russie, le tout sous une avalanche de sanctions financières et économiques. Il n’est pas dit que Poutine en sorte gagnant, ce pourrait être sa Bérézina, et le mot est particulièrement bien trouvé.

Pas forcément. Même si dans l’imaginaire collectif le terme « Bérézina » correspond à une défaite absolue, on doit considérer ce fait d’armes comme une victoire. C’est grâce au courage et à la ténacité du maréchal Victor et de ses soldats, qui ont contenu à un contre dix les troupes russes pendant cette journée de novembre 1812, que les restes dépenaillés de la Grande Armée (quelques dizaines de milliers d’hommes sur les presque 700 000 d’origine) ont pu atteindre  la rive droite du fleuve. Mais passons, on n’en voudra pas à Jean-Bernard, il est si fatigué. Il continue : 

—  J’insiste, ça va remettre les choses en place. On va devoir revoir nos priorités. Prends le cas de l’aluminium et du gaz. La France a longtemps été le premier producteur d’aluminium au monde. Elle a d’ailleurs inventé le terme de « bauxite » pour le minerai associé découvert près des Baux-de-Provence, et elle a mis aussi au point le procédé de fabrication. Dans un autre domaine, l’Allemagne était dotée de réacteurs nucléaires encore tout récemment. Mais sous la pression environnementale, la France a laissé filer sa production d’aluminium, et l’Allemagne a désactivé ses centrales. Résultat, la France importe de l’aluminium russe, et l’Allemagne du gaz russe, ce qui nous rend très dépendants. Et ce ne sont que des exemples parmi d’autres.

—  Peut-être, mais les frontières sont les frontières, et elles reviendront à leur place…

Rien dans l’attitude de Jean-Bernard ne montre l’acquiescement. L’Israélien Yuval Noah Harari évoquerait une « réalité subjective ». Dans cette région de l'Europe, comme dans beaucoup d'autres, les frontières ont été très mouvantes. La ville de Kharkiv qui fait l’actualité en ce moment s’est longtemps nommée Kharkov. Fondée en 1654, elle appartient à la Russie jusqu’au moment où elle est rattachée au début du XXe siècle à l’Ukraine qui en fait sa capitale par intermittence entre 1917 et 1934. De même, Lviv, complètement à l’ouest, qui date du XIIIe siècle, fut la capitale de la principauté de Galicie avant d’intégrer la Pologne. En 1772, à la suite du premier partage de celle-ci, elle devient autrichienne sous le nom de Lemberg, puis fait partie à nouveau de la Pologne après 1918 avec cette fois-ci le nom de Lwow. Une situation qui dure jusqu’en septembre 1939, où après l’invasion conjointe des troupes allemandes et soviétiques, elle est annexée par l’URSS et incorporée à l’Ukraine. Et Odessa, menacée aujourd’hui par la progression russe. Elle fut fondée en 1794 par Catherine II à partir de rien. D’une architecture largement inspirée par la France, elle a connu une histoire très mouvementée. Très prospère au XIXe siècle, elle vit des heures très sombres le siècle suivant entre terreurs rouge, roumaine et allemande. 

Jean-Bernard, maintenant, bâille sans retenue. La fatigue le rattrape, il a passé quatre heures dans la nuit à essayer de convaincre Quentin de ne pas partir en Ukraine pour s’y battre, comme certains Français le font. « Pour y défendre la démocratie face à l’arbitraire », c’était son seul argument. Heureusement, Élise n’était au courant de rien.

—  Mais tu ne crois pas que défendre la démocratie, ça commence par voter en France ? Tu irais défendre la démocratie en Ukraine et tu refuses de voter en France…

—  On pourrait au moins tenir compte du vote blanc…

—  En tenir compte ? Et puis après ? On refait l’élection et le vote est toujours aussi blanc ?

Il pense avoir fait mouche. Au petit matin, son fils lui a annoncé qu’il renonçait à son projet, et peut-être se déplacera-t-il aux urnes. Il n’a rien promis – ce n’est pas son habitude –, mais il a exprimé toute l’apparence de vouloir le faire.

Coup double, finalement.

Mais il ne remerciera pas Poutine.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

7 mars 2022

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