Chroniques vingt-et-unièmes — Quelque chose change et s’effrite — 21 mars 2022



 Quelque chose change et s’effrite


En rentrant tard hier d’une soirée enfumée dans l’une des terrasses fermées du boulevard Saint-Germain, elle a surpris, ou écouté d’une oreille subitement attentive, une conversation de ses parents sirotant leur traditionnelle tisane de tilleul avant de se rendre au lit.

—  La mondialisation dans un monde non pacifié, expliquait Xavier d’une voix sépulcrale, était une erreur. Je plébiscitais pourtant la mondialisation, mais j’étais dans l’erreur. Nous avons tous commis cette erreur, collectivement… Nous pensions qu’il était plus simple d’importer les produits que de les fabriquer. Moins de taxes, moins d’ennuis avec les salariés, moins de grèves… et des coûts de revient plus bas. Et pour taire nos derniers scrupules, nous nous félicitions d’apporter du travail et une certaine aisance matérielle aux ouvriers, là-bas, à 10 000 kilomètres de nous. Un confort intellectuel… Je le répète, ce modèle était valable dans un monde pacifié. Mais quand vient la guerre et qu’on ne peut plus acheter à un pays ennemi, ni lui exporter quoi que ce soit, que fait-on ? Nous avons vendu notre âme au diable…

Le diable, d’une patience légendaire, est toujours prêt à payer, il lui suffit d’attendre.

—  Oh là, comme tu es sombre, soupire Émeline ! Reprends une tasse de tisane pour dormir… Un monde pacifié, ça devrait forcément exister.

—  Ça existe sûrement, mais dans un autre espace-temps. Tiens, je devrais relire L’Anomalie de Le Tellier…

Ludivine a monté lentement les marches menant à l’étage. Elle ne réagit pas comme à son habitude aux propos acides de son père. Un sentiment bizarre l’assaille depuis quelques jours, telle une fissure qui s’agrandit dans les fondations d’un monde qu’elle pensait jusque là trop dur. Et c’est à cause de cette dureté qu’elle était prête en permanence à lutter contre le racisme, les inégalités, les violences faites aux femmes… Elle croyait que la guerre ne servait qu’à illustrer les manuels scolaires. Elle dédaignait l’histoire qui n’est en fait que la longue succession des conflits et des batailles. Et subitement, un énorme rocher vient de s’abattre sur le lac gelé où elle s’avance depuis toujours. La glace se craquelle et se fend autour d’elle et les crissements des blocs qui se frottent les uns contre les autres se rapprochent…

Elle a été médusée lorsque Quentin lui a fait part par un SMS laconique de son intention de combattre en Ukraine. Elle sait simplement que sa grand-mère Svetlana, native de Kharkiv et seulement âgée de cinq ans, faisait partie d’une famille de réfugiés à Paris dans les années 50. Heureusement, il a changé d’avis, sans lui expliquer pourquoi, mais cette annonce sur le moment lui a laissé une impression de vertige. Était-ce le fait que l’un de ses proches soit directement concerné ? Ou qu’elle n’ait plus à supporter sa présence encombrante ? Peut-être aussi ne voulait-elle pas admettre que cette même présence, loin de l’ennuyer, se posait comme une ombre rassurante vers laquelle elle pouvait se blottir dans ses moments de détresse.

La glace se craquelle… Au fond, elle a toujours refusé d’accommoder sa vision sur la fraction du monde qui ne lui convenait pas, mais ce monde à présent, rude et sans concessions, vient à sa rencontre, et elle ne peut plus l’ignorer ou détourner la tête. 

Elle sent que quelque chose change et s’effrite, et que ce qui s’efface sera remplacé par une suite de jours implacables, dénués de passion et de plaisirs, où les saisons ne courront peut-être plus de la même façon après les saisons, où les instants passés auprès de ses amis, sa famille, qui lui paraissent désormais heureux, appartiendront bientôt à un temps différent.

Elle continue de monter les marches et ses pas lui semblent lourds, comme si une pesanteur s’installait et lui entravait les membres, maintenant endoloris de toute l’iniquité du monde. Sur le palier, elle suffoque presque, un sentiment coupable la submerge, elle ne s’est pas signalée à ses parents en rentrant de sa soirée (était-ce une sorte de cynisme ?), alors qu’ils guettaient peut-être son retour pour envisager un sommeil salvateur après une journée où les mauvaises nouvelles se sont accumulées.

Son corps fait doucement demi-tour sur lui-même, et puis c’est un élan qui l’emporte, elle dévale l’escalier et pousse d’un geste brusque la porte du salon.

Xavier et Émeline se regardent, interloqués. Dans la sobre clarté qui émane d’un lustre Charles Gau, elle essaie de sourire, mais des larmes qu’elle ne peut retenir lui composent un masque de douleur.

—  On ne t’attendait plus, lui lance son père, intrigué par cette apparition.

Elle sent sa respiration rapide dans l’atmosphère étouffée de la pièce. « On ne t’attendait plus ». Une expression bien commune, dépouillée de son sens primitif, et elle espère de toutes ses forces intérieures que ses parents n’auront jamais à l’utiliser dans d’autres circonstances.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

21 mars 2022

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