Chroniques vingt-et-unièmes — Le fauve endormi — 28 mars 2022




 Le fauve endormi


Quentin repose sur l’étroite étagère le livre de Pascal Vatinel, Parce que le sang n’oublie pas. Allongé sur son lit qu’il ne quitte plus depuis deux jours, il ferme les yeux en s’efforçant de visualiser…

Nankin, décembre 1937. Une plaie toujours ouverte dans la mémoire chinoise. Une simple tache que l’on s'applique à effacer dans celle des Japonais, pas par une quelconque tentative de reconnaissance ou de rédemption, mais par le déni des faits qui ont conduit au massacre de centaines de milliers de civils innocents. Des hommes, bien sûr, derrière lesquels on croyait voir des déserteurs et, horreur absolue, des femmes, 20 000 à 80 000, violées avant d’être exécutées, et des vieillards, des enfants, des bébés exterminés par tous les moyens qu’une folie collective peut mettre à disposition de tueurs livrés à leur instinct de mort. L’enfer se sentait trop à l’étroit là où il était. Il cherchait des horizons nouveaux. Et c’est à Nankin qu’il les trouve.

Pourquoi, pendant six semaines consécutives, des bataillons de soldats japonais se sont-ils acharnés à la baïonnette ou au sabre (il fallait économiser les balles !) sur les habitants de la ville ? Ce massacre, les « événements de Nankin » pour l’empire du Levant, est certifié par la cinquantaine d’Occidentaux encore présents à cette période dans une autoproclamée « zone neutre ». Dont des nazis, ce qui paradoxalement en renforce le témoignage. Mais les motivations demeurent un mystère.

Cette plaie, cette tache, cette fracture, alimente la tension permanente qui subsiste entre les deux États voisins depuis la fin de la dernière guerre. Elle entretient le sentiment de revanche en Chine, elle pousse le Japon, sous la pression de nationalistes et de négationnistes, à oblitérer totalement cet épisode, à ne même pas enseigner aux petits écoliers tous les conflits auxquels a été mêlé leur pays durant la première moitié du XXe siècle, qui ont abouti à l’annexion de la Corée, de la Mandchourie et à la bataille du Pacifique. À tort, car ne pas enseigner l’histoire, c’est appliquer un voile sur le présent.

Résumons : les Japonais ont fait subir aux Chinois de Nankin ce qu’on n’oserait faire subir à des animaux, et ils refusent d’en évoquer l’idée. 

Alors, replongeons-nous dans cette époque. Depuis 1931, déjà, les Japonais sont entrés en Mandchourie. Ils y ont placé à sa tête l'ultime empereur de Chine, Pu Yi, déboulonné par la révolution d’octobre 1911. Ensuite, les « incidents » entre Chinois et Japonais se multiplient, à Shanghai et dans d’autres villes, provoquant des représailles sévères vis-à-vis des habitants locaux. Le dernier en date, c’est celui de 1937, à Nankin. Cette fois, les troupes nipponnes attaquent massivement, foncent sur Shanghai, mais se heurtent à une terrible opposition. Les pertes sont lourdes, le moral est en berne. Dans l’esprit des envahisseurs, comment un peuple si primaire, les Chinois, peut-il leur résister? Comment peut-il barrer la route à leur destinée céleste ? Mais Shanghai finit par tomber après trois mois de combats, le plus souvent à l’arme blanche. Alors on se précipite aussitôt sur Nankin, et après la retraite de Tchang Kaï-chek, le chef des forces nationalistes qui abandonne sa capitale, c’est la curée, une succession de pages sombres écrites à l’encre du Japon.

Pourquoi l’effacement de ce crime de guerre ? Pourquoi cet oubli commandité ? Grâce au protectorat américain instauré en 1945 par le général MacArthur dans une atmosphère de début de confrontation avec l’allié d’hier – l’URSS –, Hirohito, ce veinard, a échappé à toute accusation, considéré à titre rétroactif comme un empereur aussi fantoche que le Chinois Pu Yi. On lui trouve des circonstances atténuantes, celles d’avoir été manipulé par les militaires, de n’avoir pas vraiment voulu le conflit, de l’avoir presque subi. Une reformulation de l’histoire telle qu'on sait la faire quand la situation l’exige.

Ce drame ne peut s’oublier, et c’est le but du roman de Pascal Vatinel. Sinologue de son état, il parvient dans un récit très documenté à extraire des personnages du passé, à leur redonner une consistance dans leur parcours de martyr, et c’est une quête de vérité qui conduit un reporter français, quelque 70 ans plus tard, à dérouler un fil rouge, à suivre pas à pas le chemin d’un crime de masse qui a toutes les chances de rester impuni. 

Pour Quentin, l’ouvrage résonne étrangement avec les événements à l'Est. Le monde reste le monde et le restera pour l'éternité. Quand la guerre est là, rien n’arrête sa sauvagerie, ni les conventions internationales, ni les résistances des peuples. C’est Jean-Bernard, son père, qui lui a prêté ce livre après avoir consacré une nuit à le dissuader de s’engager pour l’Ukraine. Et c’est ainsi qu’il s’est soustrait quelques jours de Facebook et d’Instagram où il enfouit une partie de son temps. En plongeant dans ce passé qui n’est pas si lointain, il se rend compte que l’histoire emprunte une route particulièrement sinueuse où le retour en arrière est toujours possible. Subitement, ses rêves d’une humanité bienveillante et bienfaitrice se désagrègent. 

Mais on reconstruira. Le meilleur exemple en est la Chine. Le Japon ne devait pas s’attendre à ce qu’au changement de siècle elle devienne une telle puissance sur un plan économique. 

Le fauve était endormi, il sort maintenant ses griffes.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

28 mars 2022

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