Chroniques vingt-et-unièmes — Rouvrir la parenthèse — 31 janvier 2022


 Rouvrir la parenthèse


Le bâtiment élève sa haute structure ailée sous un ciel pur, déjà teinté de l’ocre du couchant. Émeline vient de parcourir pendant deux heures les salles qui abritent la collection présentée par la fondation. De l’une à l’autre, des Sisley, des Manet, des Monet, mais aussi des Renoir, Gauguin, Van Gogh, Matisse, Derain, Cézanne, Bonnard, Denis, Picasso, Rodin, Pissarro, Toulouse-Lautrec, Maillol, Derain, Vlaminck, Marquet… Et puis des Russes : Mackkov, Gontcharova, Sérov, Golovine, Répine, Korovine, Outkine…

Cette collection, c’est celle des Morozov, deux frères passionnés par l’art pictural à la charnière des XIX et XXe siècles. Et la fondation Louis Vuitton a choisi de faire revivre cet épisode de l’histoire, de rouvrir une parenthèse fermée précipitamment.

Rien ne prédisposait ce nom, Morozov, à sortir de l’oubli dans lequel l’avait plongé la révolution russe. D’abord, qui étaient-ils ? Le plus ancien connu est Savva Vassiliévitch Morozov, né en 1770 sous le statut de serf. Grâce à son imagination, son esprit d’entreprise, il a réussi à racheter sa liberté et celle des siens, et à se forger un royaume industriel dans le textile, que ses fils et petits-fils vont ériger en empire. L’un d’entre eux, Abram Abramovitch, décède en 1882 et laisse à ses trois fils une copieuse fortune. Le dernier, Arséni, n’en fera rien, navigant entre les fêtes et les femmes, se tirant, au sens littéral du terme, une balle dans le pied pour en éprouver la douleur. Fâcheux à une époque où les antibiotiques n’existent pas. Il en mourra trois jours plus tard, à 35 ans seulement. Les deux autres, Mikhaïl et Ivan, aiment eux aussi la vie bonne, et dans son cortège tous les plaisirs que procure la richesse. Mais à l'inverse d'Arséni, ils possèdent la fibre artistique, bénéficiant de l’entourage de leur père et d’une éducation en ce sens. 

On raconte aujourd’hui qu’ils appartenaient à la Belle Époque, une affirmation vraie sans doute pour une certaine élite. Mais ils ne se sont pas laissés aller au simple divertissement, ayant conscience du bouleversement sourd qui battait en brèche tout ce qui avait précédé en matière de dessin, de forme et de couleur.

Le premier, Mikhaïl, un géant par la taille, réputé insatiable dans ses désirs, acheta, tout en s'accointant avec la haute bourgeoise friquée d’Europe, plusieurs dizaines d’œuvres françaises et russes. Mort jeune aussi à 33 ans, il n’eut cependant pas la chance de profiter de la collection qu’il avait commencé à réunir, mais son cadet Ivan, échangeant et rivalisant amicalement avec Chtchoukine, animé d'une passion semblable, s’emploiera à transformer l’essai, le sublimant même, accumulant plus de 600 tableaux, les deux tiers d’origine russe et le reste de provenance française, ces derniers en fréquentant avec assiduité tous les marchands de l’époque qui tenaient pignon sur rue à Paris : Vollard, Durand-Ruel, Bernheim…

Astucieux, instinctifs et persévérants, les deux frères vont donc acquérir, outre des productions de Russes contemporains, des merveilles de peintres occidentaux, principalement français. Comment ont-ils su ? Quelle prémonition les a poussés à choisir parmi les cohortes d'aquarellistes, de fresquistes, d'illustrateurs, de paysagistes, de portraitistes d’alors en quête de notoriété ceux qui en traçant leur modeste sillon allaient bousculer tous les canons de la tradition picturale ?

On l'ignore, mais des centaines de toiles vont ainsi prendre entre 1898 et 1914 le chemin de la Russie.

Évidemment, l’aventure artistique, pour les raisons bien connues liées à l’obscure vengeance d’un Serbe, s’achève sous le soleil pourpre d’août 1914. Et la révolution russe de février 1917 suivie en octobre du coup de force des bolchéviques n’arrange rien. 

Oui, les bolchéviques sont passés par là, qui voulaient s’incarner dans le progrès social. Pour ces amoureux du peuple, il s’agissait de l’élever aux humanités, de le sortir de sa condition, de le conduire sur une route où étaient censés se mêler le savoir et la poésie, avant de l’abaisser avec méthode et de le précipiter, ce même peuple, vers les abîmes de l’inhumanité. Les décennies ont recouvert les steppes russes d’une chape de glace : Goulag, dékoulakisation, collectivisation, NEP, grandes purges, Terreur rouge, pacte germano-soviétique, invasion nazie, procès truqués dont celui du « complot des blouses blanches », guerre froide, répression dans les pays  frères, crise des missiles, sans oublier déstalinisation, dékroutchevisation, débrejnevisation, dégorbatchevisation, aboutissant à l’éclatement d’un régime boursouflé par le mensonge et les rêves perdus. Mais les toiles « nationalisées » en 1918 en même temps que les entreprises privées, l'année de l’exécution de la famille tsariste à Ekaterinbourg, ont traversé les épreuves, elles sont restées bien accrochées aux murs de leurs musées – L’Ermitage pour Saint-Pétersbourg et le  Pouchkine pour Moscou –, devenant propriété de l’État russe nouveau, probablement pour élever encore plus le peuple fatigué vers d’autres humanités incarnées aujourd’hui par la nomenklatura du gaz sibérien.

On comprend l’esprit révolutionnaire qui a présidé à la confiscation de ces collections par le gouvernement soviétique, mais lorsque ce régime s’est écroulé en 1991, celles-ci n’ont pas été restituées aux ayants droit. Une telle démarche n’est pas à l’ordre du jour, même si on essayé de le faire, avec beaucoup de difficultés, concernant les œuvres des Juifs spoliées par les nazis – une loi vient d'ailleurs d’être votée dans ce sens en France.

On pourra toujours opposer que dans les cas Morozov et Chtchoukine, il ne s’agissait pas d’un pillage résultant d’une conquête, mais d’une nationalisation en bonne et due forme. Demande-t-on à la France de rendre ce qu'elle a « prélevé » lors des campagnes d’Italie de Bonaparte ou durant la période coloniale ? Un peu, seulement, timidement…

Émeline a ressassé toutes ces pensées sur le chemin du retour à la maison. Sur le seuil, Xavier l’accueille avec un tonitruant « C’est Taubira ». Dans son voyage derrière la couleur, elle avait presque oublié le mot de « primaire ».

Une initiative qui a ajouté de la confusion à la gauche en braquant le projecteur sur ses divisions. Pour ceux qui ne s’en étaient pas encore aperçus, c’est réussi. Cette « primaire populaire » restera certainement unique dans l’histoire, avec des candidats intégrés de force qui ont déjà annoncé à l’avance que quoi qu’il arrive, ils n’en respecteraient pas le verdict. 

Émeline soupire, elle songe à ses rêves de socialisme d’antan ; l’horizon recule, recule…

Xavier enchaîne, la laissant à peine ôter son manteau : 

—  Et tu connais les dernières nouvelles de Russie et d’Ukraine ?

—  Ah non ! J’en ai suffisamment appris sur la Russie aujourd’hui…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

31 janvier 2022

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