Chroniques vingt-et-unièmes — Le soleil se couche à l’est — 28 février 2022


 Le soleil se couche à l’est


C’est une sorte de club pour officiers en retraite de l’armée de terre, on s’y conduit comme au mess, en cultivant une certaine nostalgie. Jean-Bernard y retrouve tous les trois mois Ludovic et Charles, et c’est un bistrot près de la place du Trocadéro qui fait office de quartier général.

En quittant son domicile, il a éteint la télé d’un geste sec. C’était le trop-plein. L’Ukraine, l’Ukraine, l’Ukraine… Toute la semaine, BFM, CNews, LCI, France Info ont pratiquement ignoré les autres actualités. Et aujourd’hui, l’affaire a pris une nouvelle ampleur. Des paroles, on est passé aux actes. Aussi, il ne manifeste pas d’étonnement, lorsqu’il approche, à surprendre ses deux amis entraînés dans une discussion assez houleuse. Et c’est Ludovic qui la mène : 

—  Je t’en prie, essaie de te mettre, ne serait-ce que cinq minutes, dans la tête de Poutine…

—  Ça va être difficile !

—  Essaie. Avec de la volonté, on y arrive. Je rappelle d’abord un fait historique : l’URSS créée après la révolution de 1917 correspond au périmètre de l’empire russe qui s’est constitué progressivement à partir du règne du premier tsar, Ivan le Terrible, au XVIe siècle. Dans l’ordre soviétique, tous ces territoires conquis sont érigés en pseudo-républiques entièrement soumises à Moscou. Il s’agissait dans l’esprit de l’époque de montrer que toutes ces régions n’étaient pas de simples colonies mais disposaient de leur autonomie, ce qui bien sûr était faux, on reconnaît bien là la dialectique bolchévique. Quand l’URSS s’effondre en 1991, toutes ces républiques proclament leur indépendance. On imagine alors comment Poutine peut avoir la nostalgie de l’empire déchu. Ces frontières, pour lui, ont quelque chose de factice. Et c’est encore plus sensible avec l’Ukraine qui, si on remonte à la principauté de Kiev au IXe siècle, est le berceau de la Russie moderne. Si on n’a pas ça en tête, on ne comprend rien aux tensions actuelles, ce qui ne veut pas dire que j’approuve les initiatives de Poutine. Mais il y a d’une part chez lui cette nostalgie, et d’autre part le sentiment de subir la pression des Occidentaux avec l’extension continue de l’OTAN vers l’est depuis les années 1990. 

Ludovic a occupé la fonction d’attaché d’ambassade à Moscou pendant dix ans, il possède quelques notions de la Sainte Russie et ne se prive pas d’en faire état. Jean-Bernard ne dit mot, son ami a bien mis en exergue deux sujets pour Poutine. Le premier, c’est la récupération de terres considérées russes parce qu’elles sont habitées par une majorité de russophones qui ne sont en fait que les descendants de Russes coupés de leur mère patrie lors de l’éclatement de l’Union soviétique en 1991. C’est le cas de la Crimée et d’une partie du Donbass en Ukraine. Le deuxième point est plus géopolitique. La Russie n’a pas envie de voir s’installer l’OTAN à ses portes avec des missiles pointés sur son sol, ou des manœuvres à quelques kilomètres de ses frontières. C’est la situation inversée de la crise de Cuba de 1962. Les Américains à l’époque n’ont pas supporté les rampes de lancement construites sur l’île par les Soviétiques. Et Ludovic conclut : 

—  Je ne sais pas si Poutine voulait mettre à l’origine la main sur l’Ukraine, comme on l’entend partout, mais il se serait bien contenté de sa neutralité, de sa « finlandisation », si on reprend les termes de la guerre froide.

Et pas seulement l’Ukraine, songe Jean-Bernard qui s’assied à la table de Ludovic et Charles, mais de l’ensemble des autres républiques ex-soviétiques qui n’ont pas encore intégré l’OTAN. Le but serait de ressusciter un glacis, à l’image de celui constitué par les pays de l’Est du temps de la grandeur de l’URSS. Mais pour quelles raisons ? Poutine n’a pas grand-chose à craindre des Occidentaux, sauf un modèle de démocratie dont il redoute que le peuple russe se l’approprie. Un vieux réflexe kagébien.

Charles répond : 

—  Tu sais bien que Poutine est incontrôlable et imprévisible. On ne discute pas avec un fou !

Là, Jean-Bernard intervient. C’est une habitude, on se retrouve, on prend la conversation en route, quelquefois même, on en poursuit une ancienne entamée plusieurs mois auparavant sans s’accorder du temps pour saluer l’autre ou s’inquiéter de sa santé. Il s’immisce dans l’échange parce qu’il n’aime pas ce terme de fou. C’est une formule à l’emporte-pièce qui occulte le débat, qui jette un écran de fumée.

—  J’entends souvent dire que Poutine est imprévisible. Sur ce coup-là, je l’ai trouvé au contraire très prévisible. Lors de sa conférence de presse du 23 décembre, il a exposé exactement ce qu’il voulait. C’était la trêve des confiseurs et on en a à peine parlé. Moi, j’ai eu peur. Je me suis dit : janvier sera très « chaud ». Je me suis seulement trompé d’un mois. Et  Biden  avait  compris  aussi,  il  savait, mieux  informé que  Poutine  lui-même,  que  l’invasion  russe  de  l’Ukraine  aurait  lieu  le  16 février ! Ce ne fut que le 24…

Charles se tourne vers Jean-Bernard : 

—  Tiens, tu penses ça, toi ? Tu excuses Poutine, donc. Et tu prends quoi, au fait ?

—  Je n’excuse personne. Un grand crème ! lance-t-il au garçon qui passe. Mais quand il existe une occasion de négocier, on a intérêt à la saisir…

—  Il n’honore jamais ses engagements, c’est un fourbe, il vient du KGB, ne l’oublie jamais. Indépendamment des forces militaires, la situation est déséquilibrée. On trouve face à face un ancien du KGB et un ex-acteur comique de séries. Poutine le sait bien. Quand Zelensky s’exprime, il voit sûrement en lui un comédien jouant le rôle qui l’a fait connaître, mais pas le représentant en titre de l’Ukraine.

—  Moi, je voudrais reprendre les propos d’Hubert Védrine : les dirigeants occidentaux actuels ont complètement zappé le fait qu’à l’époque de l’Union soviétique, qui était autrement plus puissante que la Russie d’aujourd’hui, on discutait avec elle.  Rappelle-toi de toutes ces négociations sur le désarmement…

Charles hausse les épaules. À un moment donné, il faut frapper fort, montrer ses muscles, Poutine ne réagit qu’à ce langage. Assez de parlottes !

—  Poutine bafoue le droit international, il se moque des accords de Minsk et se fiche des frontières !

Jean-Bernard s’attendait à cette allusion au droit international. Or le droit international, c’est quelque chose de fragile. Il est constitué de tous les traités et conventions signés. Et pourtant, rares sont au cours des siècles les traités et les conventions qui n’ont pas été dénoncés.

Et puis, à l’échelle de l’histoire, cette notion d’inviolabilité des frontières et cette sacralisation du droit international sont relativement récentes. C’est l’ONU qui est censée porter ces principes mais il y a eu, objectivement, beaucoup de coups de canifs dans le contrat. Les Occidentaux semblent avoir la mémoire courte : en remontant seulement sur 30 ans, on a observé quelques cas de sécession et de déclaration d’indépendance. Jean-Bernard pense à la Tchécoslovaquie et à la Yougoslavie. Et même, plus proche, au sein de la Serbie issue de l’éclatement de la Yougoslavie, au Monténégro et au Kosovo. En 2006, le Monténégro a fait partition. Idem pour le Kosovo en 2008. Les deux ont été assez rapidement reconnus sur la scène mondiale sans que cela suscite une crise comme celle que l’on connaît aujourd’hui avec les républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk. D’un point de vue du droit international, la règle d’intégrité des frontières a donc déjà été bafouée. Il en est resté quelque chose, et pour les Russes l’affaire actuelle n’est qu’une transgression de plus.

Le serveur apporte le crème commandé par Jean-Bernard qui profite de cette diversion pour poursuivre sa réflexion. Il ne défend pas Poutine, loin de là. Mais il a le défaut de gratter la surface des choses et de ne pas se laisser enfermer dans une pensée unique. Il est d’ailleurs surpris de constater l’unanimité qui s’est déclarée dans les pays occidentaux pour condamner l’événement, un moment rare…

Charles, qui réfrénait son impatience en attendant une réponse de Jean-Bernard, continue sourdement : 

—  Et Poutine a horreur de la démocratie (on y revient, se dit Jean-Bernard), elle lui fait peur !

—  Oui, c’est ce qu’on a aussi beaucoup entendu, rétorque à son tour Ludovic. Poutine aurait peur que la démocratie réussisse en Ukraine. Moi, j’ai l’idée qu’il en partage une autre conception. Pour nous, Occidentaux, la démocratie est avant tout une finalité. Poutine, lui, considère – et j’en dirais autant des Chinois – qu’un mode de gouvernance n’est qu’un moyen, et sûrement pas un but, pour mener un projet. Là, il y a vraiment fracture…

—  Du bla-bla, s’emporte Charles, Poutine, il faut lui rentrer dedans, je soutiens Raphaël Glucksmann qui estime qu’on n’est pas assez dur, ce sont des sanctions de pacotille… 

—  Tu ferais donc la guerre… ?

—  Souviens-toi qu’on était des soldats pour la faire…

—  On était des soldats pour empêcher qu’elle éclate. La dissuasion, ça compte… Et puis tu sais qu’il y a une règle non écrite : les puissances nucléaires ne se battent pas entre elles. Toujours par bataillons interposés.

—  Okay. En 38, lors des accords de Munich, on raisonnait comme toi en ce moment, Ludovic, on croyait qu’avec les armements modernes dont on disposait à l’époque, une guerre serait épouvantable, et que par conséquent on l’éviterait…

—  La dernière guerre était surtout trop proche, on ne voulait pas remettre le couvert… Mais je suis d’accord avec toi, en 38, il fallait la déclencher tout de suite pour vaincre Hitler qui n’était pas encore suffisamment prêt. Aujourd’hui, c’est très différent, la question n’est pas de lutter contre une idéologie, comme celle que représentait le nazisme. Il ne s’agit que de problèmes de frontières, de zones d’influence… La Russie n’est qu’un régime capitaliste oligarchique parmi beaucoup d’autres dans le monde.

—  Mais la dissuasion, ça ne fonctionne pas ! Poutine ment comme il respire : il a parlé de génocide dans le Donbass, de dénazifier l’Ukraine !

—  C’est de la propagande, ce n’est pas nouveau. Poutine est dans le droit fil de la tradition soviétique. Dans ce domaine, il a acquis ses galons en Allemagne de l’Est. Mais je me rappelle qu’un certain George W. Bush a envahi l’Irak en invoquant des armes de destruction massive qui n’existaient pas…

—  Il n’a jamais eu l’aval de l’ONU !

—  Il s’en est passé et l’affaire s’est tassée avec le temps.

—  Pour un beau résultat ! s’esclaffe Charles.

—  Mais justement, l’opération finira peut-être par se révéler catastrophique pour la Russie qui devra alors faire machine arrière. On a connu ça avec l’invasion de l’Afghanistan en 1980. L’enlisement total, le fiasco pour les Soviétiques. Ils ont dû plier bagage dix ans après.

—  Tu te contentes donc de sanctions…

—  Oui, et encore, il ne faudrait pas que les sanctions soient pires que le mal. Si c’est pour créer une crise économique mondiale, tout étant imbriqué, avec les conséquences habituelles, chômage, pauvreté, émeutes, accélération de la montée de l’extrême droite, je doute qu’on gagne au change…

—  Mais non, tu paniques là…

Ludovic boit une longue gorgée de gin-tonic, inspire lentement puis explique : 

—  Je vais reprendre cette vieille expression : « Laissons du temps au temps ». L’émancipation de l’Ukraine, ça se fera un jour. Mais on a besoin de plusieurs générations. L’indépendance de l’Ukraine, qui entre parenthèses n’a jamais été un véritable État depuis la principauté du même nom, ne date que de trente ans. Tu ne vas pas effacer comme ça mille ans d’histoire commune avec la Russie. J’ai en mémoire les propos de mon père au moment de l’éclatement de l’URSS. Moi, j’étais jeune, je n’avais pas ses connaissances, son recul, et lui n’y croyait pas. Il répétait : « Ce n’est pas possible, l’Ukraine est indissociable de la Russie depuis des centaines d’années, les familles se partagent des deux côtés. » Le paradoxe, c’est que cet éclatement s’est fait à l’initiative de la Russie, d’Eltsine devrais-je préciser, qui n’a trouvé que ce moyen pour déboulonner Gorbatchev et prendre le pouvoir. La Russie a déclaré son indépendance et les autres républiques de l’Union, à part les pays Baltes qui l’avaient déjà fait, ont suivi dans la foulée. Gorbatchev n’était plus que le président de rien et il a dû démissionner. Au fond, ce n’était qu’une tactique, mais on en subit toujours les conséquences…

—  Tu ne crois pas que ce que tu viens de dire t’est inspiré par la propagande russe sur les réseaux sociaux ?

—  La propagande russe sur les réseaux sociaux, ça existe, elle est puissante, je ne la nie pas, c’est encore l’héritage soviétique. Pendant plus de soixante-dix ans, l’URSS n’a fait que ça, avec les moyens de l’époque. Mais les réseaux sociaux, je ne les regarde pas. J’essaie de me fier à quelques modestes connaissances historiques et à ma petite expérience sur le terrain quand j’exerçais là-bas. Et puis d’ailleurs, tous les sentiments anti-Poutine ne sont-ils pas inspirés aussi par les réseaux sociaux et tout ce que nous entendons de nos politiques et de nos chaînes d’information ?

Jean-Bernard qui écoute calmement la discussion hoche la tête : on ne va pas tarder à aborder la question des représentations. Chacun dans son espace vit avec des représentations dictées par son pays d’origine, sa culture, et le discours dominant qui lui est asséné à longueur de temps dans les médias. À chacun son prisme déformant. En Occident, ces représentations tendent à vouloir atteindre une société idéale, de surcroît avec une notion d’idéal qui lui est particulière, alors qu’ailleurs on en partage une tout autre définition. Et c’est bien là résumée toute l’histoire du monde depuis que l’homme s’est mis à réfléchir. Au cours des siècles, des assoiffés de pouvoir ont toujours cherché à imposer leur propre vision. Poutine est de ceux-là. Lorsqu’il ne parvient pas à ses fins, il se laisse rattraper par son passé de voyou, celui d’agent du KGB. Il connaît les faiblesses de l’Occident et en use.

Charles a froncé les sourcils sur ces dernières paroles et se tait. Il ne répond pas, peut-être pense-t-il qu’il ne faut pas déclencher la guerre autour de cette petite table. Le silence s’installe. On sent à côté des conversations étouffées. Beaucoup de regards sont dirigés vers les images de BFM au fond de la salle. Elles se suffisent à elles-mêmes, les commentaires y seraient incongrus. 

Le soleil se couche à l’est.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

28 février 2022

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