Chroniques vingt-et-unièmes — La tyrannie de l’immédiat — 7 février 2022


 La tyrannie de l’immédiat


Le professeur Marcus n’a que l’embarras du choix pour la prochaine séance du Liber Circulo, le cercle de lecture qu’il préside. Pierre Lemaître, Nicolas Mathieu, Éric Vuillard, Leïla Slimani, Michel Houellebecq, tous ex-lauréats du Goncourt, semblent s’être donné le mot pour la rentrée littéraire de janvier. Fort de la notoriété apportée par le célèbre prix, chacun poursuit son œuvre à sa manière, dans un genre très différent. Ces cinq-là, Marcus les considère au-dessus de la mêlée, ils émergent d’un flot qui ne cesse de grossir. 

Car cette rentrée a été prolifique. Avec le confinement, les auteurs établis ont disposé de plus de temps, mais les auteurs en herbe tout autant. C’est ce qui explique pourquoi les éditeurs croulent sous les premiers romans. Certains ont d’ailleurs fermé provisoirement leur porte, éreintés par l’afflux. Un véritable coup dur pour tous ceux qui pensaient voir leur rêve s’affirmer en réalité.

Marcus estime que tout cela s’inscrit dans une sorte de sélection naturelle, s’appuyant sur le talent, certes, mais aussi sur une demande particulière du lectorat à un certain moment. Et de la chance, dans des proportions plus ou moins variables. Ce qu’on qualifie pudiquement dans les milieux littéraires de « rencontre ». Il n’est pas écrivain et ne le sera jamais, il ne saurait donc se plaindre de la situation. Son propos est simplement de choisir parmi les cinq Goncourt celui dont il citera avec gourmandise et une joie presque enfantine les extraits à la prochaine séance.

Il fait appel à sa mémoire – elle n’est pas encore trop défaillante : Houellebecq, c’est le plus ancien titulaire d’entre tous, ce devait être en 2010 pour La carte et le territoire. Un titre qui déjà résonnait avec force chez lui. Outre les habituels épisodes sexuels qui émaillent ses écrits, l’auteur peaufinait son analyse des rapports humains et ses attaques contre le consumérisme. Avec anéantir, sa huitième publication, un pavé de 736 pages, il poursuit de plus belle la description tristounette de notre époque, oscillant entre le roman d’espionnage et le récit intime (forcément, c’est sa marque de fabrique), calquant certains de ses personnages sur des figures actuelles (Bruno Lemaire s’en est trouvé très flatté) et des héros de fiction.

Ensuite, Pierre Lemaître (lui c’est 2013, quel chef-d’œuvre cet Au revoir là-haut !) qui dessine pareillement le portrait d’une société, mais sur une plus longue période. Après avoir clos une trilogie s’étalant de la guerre de 14-18 à la Libération, il n’hésite pas à en entamer une autre pour brosser ce que l’on persiste à appeler, par paresse ou par ignorance, les « Trente Glorieuses ». Un projet ambitieux, mais à sa portée, qui connaîtra certainement autant de succès que le précédent. Et c’est sur fond de conflit d’Indochine que commence l’aventure avec Le Grand Monde. Saga familiale, bien sûr (Lemaître en est friand), et scandale, celui du fameux trafic des piastres (Lemaître adore aussi) qui aboutit à ce que, paradoxalement, le Viêt-minh se finance grâce à la cupidité de la métropole.

Leïla Slimani laboure un terrain différent. Déjà, elle avait étonné le jury en 2016 avec son écriture fluide et tranchante. Dans Chanson douce, elle nous faisait suivre l’itinéraire d’un drame annoncé au travers de la folie d’une nounou fusionnelle. Avec Regardez-nous danser, là encore le deuxième volet d’une trilogie entamée avec Le Pays des autres, elle explore la complexité des rapports qu’une femme déracinée, Mathilde, entretient vis-à-vis de son mari d’origine étrangère et de son nouveau pays d’adoption, le Maroc, alors en pleine transformation, dans l’entrelacs des relations ambiguës avec l’ancien colonisateur.

Signant Une sortie honorable, Éric Vuillard a également choisi l’Indochine. En 2017, L’Ordre du jour décortiquait la face cachée du soutien des financiers et industriels allemands à Hitler, et la palinodie ayant abouti à l’annexion de l’Autriche. Là, dans ce dernier récit (il tient à ce terme, « récit », reconnaissant malgré tout que les ombres de l’histoire l’amènent parfois à employer, sur certains épisodes, une tournure romanesque), il essaie d’expliquer, avec sa verve et sa causticité habituelles, la formidable destinée de ce petit peuple – les Vietnamiens – qui avec leur armée de rien ont réussi à battre deux des États les plus puissants de la planète, la France et les États-Unis. Il n’épargne pas le triptyque formé par les banquiers, les militaires et les parlementaires français, tous ces gens évoluant en cercle fermé, dont l’arrogance a conduit au désastre.

Enfin, Nicolas Mathieu, au travers de Leurs enfants après eux, n’a pas laissé en 2018 un souvenir impérissable à Marcus (excès de vulgarité peut-être ?), si ce n’est la remarquable démonstration qu’on peut noircir des centaines de feuilles sans qu’il se passe quoi que soit. Mais c’est peut-être de cela qu'a voulu témoigner Mathieu : que l’on peut vivre une vie sans qu’il se passe quoi que ce soit. Dans Connemara, il entend continuer sa description méticuleuse des renoncements et des désespérances d’une génération (la même que dans le précédent ouvrage, avec quelques années en plus) dans une région qui n’en finit pas de tomber en enfer. 

Marcus se donne encore quelque temps pour choisir. C’est finalement le moment qu’il préfère, celui où l’on cherche les arguments qui feront aimer un livre. Car c’est à cela qu’il tient : qu’après en avoir apprécié les extraits et les présupposés, on se précipite chez le libraire pour en dévorer les pages. Le pari aura alors été gagné, l’œuvre pourra exister en elle-même et suivre son propre chemin qui, personne n’en doute, ne sera pas éternel, mais contribuera à déclencher quelques étincelles de réflexion et de compréhension à une époque où la tyrannie de l’immédiat n’a jamais été aussi puissante.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

7 février 2022

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