Chroniques vingt-et-unièmes — Divaguer, c’est réfléchir — 14 février 2022


 Divaguer, c’est réfléchir


Le chaos en Libye et en Somalie ; la guerre civile en Éthiopie et en Centrafrique ; des coups d’État au Mali, au Burkina Faso, au Soudan ; un quasi-coup d’État en Tunisie ; des tentatives de coup d’État en Guinée-Bissau et au Niger ; la dictature en Érythrée ; un régime autoritaire en Égypte, en Angola et au Congo-Brazzaville ; un gouvernement militaire au Tchad ; une insurrection salafiste au Nigéria ; une insurrection tout court au Gabon ; des menaces et des attaques djihadistes en Mauritanie, au Mali, au Niger, au Bénin, au Burkina Faso, au Kenya et au Mozambique ; un conflit larvé avec les indépendantistes de Casamance au Sénégal ; des visées séparatistes au Cameroun ;  des troubles au Swaziland ; l’instabilité en Gambie, au Burundi, en Côte d’Ivoire et à Madagascar ; la rupture des relations diplomatiques entre l’Algérie et le Maroc ; des inégalités records et la prévarication à répétition en Afrique du Sud ; la corruption généralisée et des groupes armés au Congo-Kinshasa ; une oligarchie régnante en Guinée équatoriale ; un régime précaire à Djibouti et en Ouganda ; le marasme économique aux Comores ; des entorses aux droits de l’homme en Guinée-Conakry ; un difficile rétablissement au Zimbabwe ; une sécheresse historique en Namibie…

Cette énumération donne le vertige à Jean-Bernard. Heureusement, on note une relative démocratie au Lesotho, au Libéria, à Sao Tomé-et-Principe et en Sierra Leone ; une paix fragile au Soudan du Sud ; un redressement prometteur au Rwanda ; une stabilité en Tanzanie et en Zambie. Et puis des pays qui ont atteint une certaine normalité : le Botswana, le Cap-Vert, le Ghana, le Malawi, Maurice, les Seychelles et le Togo.

Mais il y a d’autres maux. Le tableau ne serait pas complet si l’on omettait toutes ces plaies qui accablent les populations : le paludisme, le sida, la tuberculose, le choléra, la rougeole, la dysenterie, la lèpre, la fièvre Ebola, la fièvre jaune, la maladie de Marburg, le trachome ou l’ulcère de Buruli… Et, cerise amère sur un gâteau qu’on n’a pas vraiment envie de déguster, toutes ces affections parasitaires que sont la trypanosomose, la filariose lymphatique, l’ascaridiose, la dracunculose, l’ankylostomose, la leishmaniose, l’onchocercose, la bilharziose, la trichocéphalose, et il en oublie probablement. Enfin, le comble : le diabète et l’hypertension, ces fléaux empruntés à l’Occident.

On comprend dans ces conditions que le coronavirus n’ait pas été placé en tête des priorités, aussi bien chez les gouvernants qu’au sein des populations.

L’Afrique continue ainsi de porter ses souffrances, et elle n’en voit pas le bout. Pourtant, il faut, ou il faudra bien, compter avec elle. Elle représente 20 % des terres émergées, et 16,50 % des habitants de la planète en 2016. Sans doute davantage aujourd’hui.

 « C’est compliqué là-bas », a grimacé son fils Quentin lors d’une dernière conversation familiale, mais il n’aime pas ce terme trop employé, élimé, usé jusqu’à la corde. Derrière la simplification des mots, derrière l’appauvrissement du vocabulaire se cache celui de la pensée. C’est aussi une façon de ne pas essayer de comprendre. 

Vue de notre pays, l’Afrique est souvent considérée comme un espace d’instabilité, de violences, qui ignore les droits fondamentaux. Une analyse superficielle selon Jean-Bernard. L’Afrique, il en a quelques connaissances, il y a fait ses armes pendant vingt ans avant de les rendre pour devenir colonel en retraite. Il se méfie donc des conclusions hâtives. Surtout, il est allergique aux discours des moralistes et donneurs de leçons de tout poil, essentiellement occidentaux. L’Europe, qui il y a 150 ans était au cœur de son aventure coloniale et asservissait les peuples au nom de l’esprit des Lumières, s’est faite aujourd’hui la championne de la justice internationale et des droits de l’homme. Un renversement complet d’attitude, un curieux retournement de l'histoire, et cette attitude, elle veut à nouveau l’imposer, toujours en vertu des Lumières.

Alors, les versions divergent pour expliquer la situation politique, économique et sanitaire. Pour certains, c’est le système clanique favorisant la clientèle et la corruption qui est le ferment du désordre. Au contraire, pour d’autres, c’est encore la patte du colonialisme, ce foutu colonialisme, qui a bouleversé totalement les cultures et laissé des séquelles. Deux visions contraires qui ne se réconcilieront jamais, et Jean-Bernard s’en moque. Son analyse est plus simple. L’Afrique est parcourue par une schizophrénie, c’est du moins le sentiment qu’il a constamment ressenti sur le terrain. Cette schizophrénie se traduit par le rejet des Européens, et des Occidentaux en général, assimilés à des néocolonialistes, et en même temps par l’attirance que les mêmes exercent sur les populations, attirance exacerbée par la circulation des idées et des mœurs sur les réseaux sociaux. Pourquoi rester dans l’ombre quand le soleil est si éclatant ailleurs ?

Alors, pourrait-on dire qu’il existe une spécificité de l’Afrique ? D’où vient cette fièvre, ce bouillonnement, cet éparpillement des forces ? On peut affirmer – les récentes analyses le prouvent – que du point de vue du génome, les peuples africains se distinguent très nettement des autres. C’est sur le plan de la diversité que cela apparaît. Les paléoanthropologues en conviennent, l’origine d’Homo sapiens remonte à 300 000 ans, et c’est en Afrique que cela se passe. Pas de surprise, il en est ainsi depuis le premier australopithèque. Sur cette période (3 000 siècles !), l’homme moderne a eu le temps de se diversifier, de former un buisson de descendances, comme les différents hominiens qui l’ont précédé. De ce buisson émerge un rameau dont l’envie d’espace le pousse à sortir du continent il y a 60 000 ans. Les non-Africains dérivent tous de celui-là, qui s’est ensuite métissé dans de petites proportions avec les Néandertaliens et les Dénisoviens, des cousins issus d’ancêtres plus lointains déjà présents sur les nouvelles terres. Il faut par conséquent comparer ce rameau relativement homogène d’un point de vue génétique au buisson touffu bien plus ancien constitué par les Africains.

Est-ce donc cette importante diversité qui explique ce que l’on constate ? Jean-Bernard aime cette thèse un peu folledingue, qu’il vient d’inventer, et ce qui est certain, c’est que les Africains croient en leur avenir, le taux de fécondité le prouve, bien loin de celui des Européens figés dans leur apathie destructrice face au futur. 

Et pour la liberté, ils ont celle de l’esprit. Elle leur suffit et ils n’ont pas besoin de convois de camions pour l’obtenir.

Je divague, pense-t-il.

Mais divaguer, c’est aussi réfléchir.


FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

www.mesopo.fr

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

14 février 2022

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024