Chroniques vingt-et-unièmes — Tradition et oubli — 3 janvier 2022




 Tradition et oubli


L’aube est morne et dégrisante, le soleil, un disque pâle qui perce à peine la brume légère sous une température dangereusement printanière. Les bruits de la rue sont cotonneux, les pas de Ludivine y résonnent à l'étouffée, couvrant le murmure du scoot de Quentin qui s’éloigne. Il l’a raccompagnée après l’avoir entraînée dans cette nuit de la Saint-Sylvestre.

Elle l’a suivi d’abord à contrecœur. Ce n’était pas son choix initial, mais la perspective de se retrouver avec ses parents Xavier et Émeline, à partager leur pessimisme, l’a convaincue de chercher une autre issue. 

Pourquoi ce pessimisme ? Elle s’interroge sur la nécessité de ressasser tous les maux de l’existence, comme se complaisent à le faire ses parents. Ils sont persuadés qu’elle traverse une période de déprime alors qu’elle n'aspire qu’à esquiver ces conversations lourdes qui n’ont que pour but de barrer l’horizon. Son seul chagrin, à la rigueur, est la descentada de Montebourg, à qui elle voulait offrir son suffrage. 

Oui, pourquoi ce pessimisme ? Elle se souvient des propos nostalgiques mais joyeux de ses grands-parents qui avaient croqué à bouchées doubles les années 60, de leurs mœurs légères dans une époque qui ne l’était pas. 

Les chaînes d’information, alors, n’existaient pas. À côté de la RTF, la grande radio nationale au garde à vous du pouvoir créée en 1949, les radios « périphériques » comme Radio Luxembourg, Europe numéro 1 et Radio Monte Carlo exploraient une autre voie, ne s’étendaient pas trop sur les actualités, évitant de polluer la vie avec la guerre du Vietnam, le « Rideau de fer » et la chape de plomb à l’Est, la menace permanente d’un conflit nucléaire, la révolution culturelle chinoise. On ne savait pas – on le découvrirait plus tard – qu’on jouissait des « Trente Glorieuses », cette trop belle invention rétrospective de Jean Fourastié.

Et parce qu’elle n’a pas vraiment préparé de plan B, elle s’est vue quasi contrainte d’accepter la proposition de Quentin, mais avec une condition, qu’en aucune manière elle ne finisse la nuit dans sa chambre de bonne de la rue Réaumur, comme cela arriva une fois – elle se souvient du fiasco ; et une seconde, c’est qu’il la raccompagne chez elle. 

Tout en repoussant avec fermeté son idée de se rendre en BlaBlaCar à une rave party dont il a entendu parler, à Saint-Florentin dans l’Yonne. 

Alors, il ne restait que Paris. Vers 10 heures du soir, dans les artères cernées par la bamboche, les passants déambulaient, surtout des jeunes cherchant l’aventure, mais eux avaient un objectif, deux ou trois bars repérés sur Facebook, aux messages évocateurs derrière les lignes, laissant entrevoir certaines privautés avec la distanciation sociale.

Le premier, dans le huitième, affichait une ambiance austère, mais aussitôt entrés, sans qu’ils eussent un mot à exprimer, et sur la seule foi de leur apparence juvénile, un serveur les a conduits devant une porte semblant mener aux réserves. 

Derrière cette porte matelassée, un autre univers, une autre dimension.

Des dizaines comme eux du même âge sur une piste centrale, une sono vociférant des décibels, bières et vodka à disposition non gracieuse et léger brouillard de cannabis au plafond. On y a entendu du Orelsan, du Juliette Armanet, du Clara Luciani, du Eddy de Pretto, et puis bien sûr une séquence disco avec Village People et Donna Summer terminée par Born to be Alive qui a provoqué des huées. On a sans doute trop vu Patrick Hernandez paradant avec sa canne.

Ils s’y sont mêlés une heure avant de rejoindre un deuxième bistrot dans le cinquième. 2022 les a surpris en route. En témoignait le décompte échappé des fenêtres. Sur le pavé, ils ont fait mine de s’embrasser, leurs masques se sont frôlés, Ludivine était tendue, ne voulant laisser prise à aucune intimité. 

Dans le nouvel établissement, les mêmes scènes, le même combat pour conserver la liberté idéalisée de se rebeller contre des mesures dictées par des catastrophistes.

À deux heures trente, un presque couvre-feu, le bistrot a fermé, comme tous les autres – en principe – sous les injonctions d’une patrouille de police en maraude. Cette brusque vision des blousons bleus a dégrisé l’atmosphère. Restait leur dernière carte, une soirée privée dans le onzième chez le « pote d’un pote » de Quentin, ce qui n’était pas fait pour rassurer la jeune fille.

Un rez-de-chaussée au fond d'une cour pavée transformée en caisse de résonnance. Des lampions en façade. Aigus et basses fusant derrière les vitres. Les voisins, ici, étaient plutôt tolérants. S’y pressaient les ultimes arpenteurs de la nuit. Trop. Beaucoup trop. 

Si certains se présentaient couverts à leur arrivée, quelques mesures de gin suffisaient à jeter les masques et à briser la glace. L’atmosphère était paroxystique, secouée de rires. Il faut dire que le protoxyde d’azote certainement acheté sur Snapchat aidait bien à libérer l’ambiance, le sol était jonché de cartouches, au risque de s’y prendre les pieds. 

C’est bien utile, le protoxyde d’azote pour la chantilly. Au vu des ventes de ce gaz, c’est incroyable ce qu’on peut apprécier la chantilly en France ! Joseph Priestley qui l’a découvert en 1772 ne pensait pas à cet effet euphorisant. Rien d’ailleurs ne prédestinait ce théologien et pasteur dissident, chimiste, physicien et auteur prolifique, né dans le Yorkshire en Angleterre et mort en Pennsylvanie dans une Amérique devenue entre-temps indépendante, à assurer la réussite des soirées des jeunes du XXIe siècle. On lui sait gré aussi d’avoir produit pour la première fois de l’oxygène deux ans plus tard ; peu en ont connaissance, et sûrement pas Ludivine.

Déjà que ses souvenirs de la nuit s’effilochent et se mélangent, c’est cela la fête, s’offrir une tranche d’oubli.

Quentin a disparu sur son scoot, elle quitte la rue inerte et franchit le seuil de la maison en douceur. Ses pas, en montant, effleurent le tapis de l’escalier. Elle s’efforce de faire le moins de bruit possible, ses parents ne l’ont pas entendue, peut-être la croient-ils encore couchée, rentrée après les derniers coups de minuit. Quelques échos de voix s’échappent du salon. Xavier et d’Émeline sont levés, elle devine les tasses fumantes. Dans quelques heures, ils regarderont le concert du Nouvel An au Musikverein de Vienne, avec cette année Daniel Barenboim aux manettes. Un concert retransmis en mondovision qui représente la tradition à l’état pur, un rempart contre l’agitation du temps, où l’on y ressuscite la splendeur passée des Habsbourg. Car cultiver la tradition est une seconde nature chez les Viennois, dépositaires d’une capitale surdimensionnée pour un territoire réduit à la portion congrue, souvenir d’un empire qui eut la folie, en ce début juillet 14, de vouloir faire rendre gorge à la Serbie après le forfait de Gavrilo Princip à Sarajevo, sans subodorer que leurs exigences déclencheraient la réaction en chaîne qui allait saborder l’Europe. À la fin, les musiciens exécuteront comme tous les ans, de Johann Strauss fils et père, Le Beau Danube bleu et La Marche de Radetsky, cette dernière composée en l’honneur du feld-maréchal de même nom, souvenir vivifiant de l’écrasement de la révolte piémontaise de 1848, et ils joueront ces morceaux par cœur, sans partition, avec des gestes d’automates, ainsi qu’ils ont toujours su le faire depuis le berceau, parce qu’on est à Vienne et que Vienne ne serait pas Vienne sans Le Beau Danube bleu et La Marche de Radetsky.

Elle se jette sur son lit tout habillée, les ressorts crissent et son esprit dévale déjà la pente du sommeil, là où tout est permis, où rien ne l’empêchera de dévorer des tonnes de chantilly sous le soleil de Sarajevo.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

3 janvier 2022

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