Chroniques vingt-et-unièmes — Tout peut arriver — 10 janvier 2022


 Tout peut arriver


La  nouvelle  n’a  connu  qu’un  faible écho, noyée dans  les remous  de  l’épidémie.    Elle  date  du  5 septembre dernier, mais constitue peut-être, selon le professeur Marcus, la meilleure nouvelle de ce début d’année, voire de toute l’année : c’est cette avancée décisive en matière de fusion. Comme si l’horizon, qui depuis des décennies ne cessait de reculer, venait de se projeter subitement en avant. 

La fusion. Ce qui est synthétiquement dénommé ainsi est le processus qui dans l’infiniment petit produit un atome d’hélium à partir de deux atomes d’hydrogène, et ce en libérant une quantité importante d’énergie. Deux atomes légers s’unissent pour former un atome plus lourd. Lorsque ce processus s’applique simultanément à des milliards d’atomes d’hydrogène, l’énergie engendrée est considérable ; c’est le phénomène observé au cœur des étoiles, celui qui alimente la nôtre, le Soleil.

La bombe H est basée sur ce principe alors que la bombe A, dite atomique, utilise le processus de fission, consistant à dissocier des atomes d’uranium enrichi pour produire d’autres atomes de poids atomique plus faible, et fortement émetteurs de radioactivité.

L’énergie atomique civile, c’est celle des centrales actuelles, exploitant toutes, de manière contrôlée, le processus de fission. Exploiter de manière contrôlée signifie que l’on évite la réaction en chaîne (chaque fission d’atome en entraînant d’autres par l’énergie libérée) qui aboutirait à la fission totale de l’uranium en une fraction de seconde. On peut ainsi définir une bombe A comme un processus de fission non contrôlé alors qu’une centrale atomique est un processus de fusion contrôlé.

Alors, pourquoi ne pas réaliser un processus de fusion contrôlé à l’image de ce qu’on fait avec la fission ? L’intérêt est essentiel. D’une part parce que l’hydrogène est l’élément le plus répandu dans l’Univers ; d’autre part parce que cette énergie est dite propre, ou quasiment propre, n’occasionnant que très peu de déchets radioactifs, d’une durée de vie maximale d’une centaine d’années à comparer aux dizaines de milliers d’années (et bien plus pour certains) des déchets issus de la fission. 

On pense en fait à contrôler la fusion depuis l’explosion de la première bombe H par les Américains en 1952, mais on se heurte à un obstacle majeur : pour que deux atomes d’hydrogène fusionnent, il faut atteindre une température initiale de plusieurs centaines de millions de degrés, celle qui provoque la formation du plasma, le quatrième état de la matière. Mais comment confiner ce plasma en maintenant sa température et sa densité pour amorcer et entretenir de façon contrôlée le processus de fusion ? Il n’existe pas à l’heure actuelle de matériau apte à résister aux contraintes nécessaires. De plus, il est impératif que le rapport énergétique soit positif, c’est-à-dire que la production d’énergie soit supérieure à celle consommée pour atteindre la température du plasma.

Des tentatives ont eu lieu, mais devant l’énormité, la complexité de la tâche, et donc le coût à supporter, trente-cinq nations – initiative remarquable – ont décidé dans les années 1990 d’unir leurs moyens et leurs compétences pour parvenir à résoudre l’équation. C’est l’origine du projet ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) qui après de nombreuses discussions et négociations a abouti en 2003 à choisir la France, à Cadarache, pour le développer. De reports en retards, et avec une vingtaine de milliards d’euros de subventions, la création de différentes formes de plasma devrait s’étaler entre 2025 et 2035. Et la solution vers laquelle on s’oriente est le confinement immatériel, consistant à maintenir le plasma dans un champ magnétique intense lui évitant de toucher les parois du réceptacle qui l’abrite.

Alors cette avancée majeure le 5 septembre ? 

Jusqu’à présent les électroaimants à base de composants supraconducteurs fabriqués pour contenir le plasma étaient très énergivores, consommant 200 millions de watts. Or, le MIT de Boston (Massachussetts Institute of Technology) et une start-up, Commonwealth Fusion System, associés dans cette aventure, y sont parvenus avec un électroaimant se contentant de quelques dizaines de watts. Avec deux autres avantages : un champ magnétique produit plus important (20 Tesla) et un espace requis bien plus réduit ! Le réacteur serait ainsi trente fois plus petit que celui construit selon la technologie ITER, de quoi installer des centrales miniatures partout dans le monde…

Un miracle ? Non. La voie a été différente,  l’utilisation  d’un  électroaimant  à  température  élevée  (250 degrés Celsius) contre un électroaimant à très basse température (moins 270 degrés Celsius) pour ITER qui nécessite une très grosse quantité d’énergie afin de maintenir cette température proche du zéro absolu.

Alors, comment expliquer qu’une modeste start-up œuvrant au MIT de Boston, créée seulement en 2018, soit parvenue à accomplir ce que les milliers d’ingénieurs et techniciens d’ITER ne pensaient pas voir se réaliser avant plusieurs décennies ? L’agilité sans doute, de l’audace, et moins de phénomènes administratifs. En tout état de cause, le MIT annonce qu’un réacteur pourrait être opérationnel en 2025. Dans trois ans ! Avec une généralisation dans les années 2030…

Marcus sourit s’en sans rendre compte, son cerveau peine à faire la part du rêve et de la réalité. La réussite du projet permettrait de disposer d’une énergie sans limites, sans rejets de gaz à effet de serre, pour assurer toutes les activités humaines sur terre et au-delà, en donnant la possibilité à des vaisseaux immenses de s’arracher de son attraction. Et cette perspective lui fait apparaître l’image des jumeaux extraterrestres Bogdanoff. 

Comme lui, ils ont dû adorer cette prouesse technologique, en déduire immédiatement toutes les implications, eux qui ne parlaient que de l’infini constellé d’étoiles, qui nourrissaient leur propre conception de l’Univers, du Big Bang qui l’a créé, voire de ce qui l’a précédé. Ils ne faisaient pas partie de ses proches, il ne les a d’ailleurs jamais rencontrés, mais ils constituaient un fragment de cette famille lointaine que l’on a toujours sentie autour de soi, et dont la privation, quels que soient les sentiments que l’on puisse éprouver, vous touche, parce que c’est une présence, bien qu’elle soit médiatique, qui disparaît.  Les  thèses  de  doctorat  qu’ils  avaient  soutenues,  aux  titres  hermétiques  (« Fluctuations quantiques de la signature de la métrique à l’échelle de Planck » pour Grichka ; « État topologique de l’espace-temps à l’échelle zéro » pour Igor), leurs théories iconoclastes en matière de cosmos, tout cela avait déclenché des controverses, autant que l’évolution de leur visage, mais c’est cette présence médiatique familière, justement, qui faisait que Marcus les considérait comme appartenant à ce grand cercle de famille. Eux qui ne pouvaient rester un quart d’heure sans se parler, au téléphone ou en face-à-face, il se prend à imaginer le regard chargé de tendresse et d’angoisse qu’ils se sont échangés quand on a les emportés vers la réanimation. Croyaient-ils toujours en leur invincibilité ? 

C’est certain, avec leur décès subit, c’est encore une page qui se tourne, et Marcus se demande si toutes ces pages qui n’arrêtent pas de se tourner dans son entourage ne le conduisent pas à son propre épilogue. 

 « Mais non, lui dirait Thomas, tu respires la forme ».

Celui-ci se tient en face de lui, dans la petite cuisine de l’appartement de Saint-Ouen où ils savourent un thé aux agrumes.

—  Tu semblais absent tout d’un coup, ce sont les derniers propos de Macron qui te gênent ?

—  Il m’en faut plus pour être gêné, sourit Marcus, on peut dire que ce sont des propos très directs…

—  Je n'aime pas les comparaisons hasardeuses, mais Macron est en train de rejouer Austerlitz, la fameuse bataille des Trois Empereurs où Napoléon s’est heurté aux Russes et aux Autrichiens. Là, il affronte la droite et la gauche, et étant donné qu’une majorité de Français est excédée par les non-vaccinés et favorable au passe vaccinal, il entraîne ses adversaires, avec ses propos « d’emmerder les non-vaccinés », sur la glace des étangs gelés où il va bientôt faire parler le canon des hauteurs du plateau de Pratzen. Ce que je veux dire, c’est que les oppositions ont tenté de retarder le débat parlementaire sur le passe vaccinal, et lui les fixe sur le terrain où elles l’ont attaqué.

—  Belle image, mais contrairement à ce que tu affirmes, c’est une comparaison plutôt hasardeuse, car tu sais bien que tout peut arriver en trois mois, on l’a assez vu dans le passé.

Oui, tout peut arriver, et l’annonce du MIT en est à nouveau une démonstration.

—  Bon sang, une simple start-up ! murmure Marcus.

—  Tu disais ? répond Thomas, tu parais encore absent…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

10 janvier 2022

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