Chroniques vingt-et-unièmes — Les oreilles du loup — 24 janvier 2022


 Les oreilles du loup


—  Tu as entendu ? 15 % d’augmentation du SMIC ! Ça au moins, c’est une bonne mesure ! Et innovante !

La bouche de Sébastien dessine un arc de cercle dont le sommet plonge vers le bas, formant une expression que Xavier connaît bien, signifiant que son ami n’est pas loin de conclure la partie. Il examine fébrilement l’échiquier, réalisant que son roi est fort isolé. Dehors, une bruine serrée dilue les formes à la façon de Turner. S’en échappent parfois des silhouettes fantasmagoriques. Mais le feu qui gémit dans la cheminée du salon est rassurant.

—  Tu penses à la dernière proposition d’Hidalgo ?

Sébastien acquiesce : 

—  Oui, et je pense aussi à Mélenchon qui, lui, veut en plus un blocage des prix…

—  Je ne vois pas d’inconvénient à ce que chacun profite davantage des fruits de son travail, les plus modestes notamment, répond Xavier, toujours absorbé, fronçant les sourcils, mais encore faut-il que les entreprises puissent payer…

—  Mais elles le peuvent ! Je ne les plains pas.

—  Tu sais, augmenter le SMIC plus que l’inflation, c’est ce qu’on fait depuis quarante ans. En 1981, dans la foulée de l’élection de Mitterrand ; dans les années 2000 pour effacer le décalage entre le SMIC horaire et le  SMIC  mensuel  à  la  suite  du  passage  aux  35  heures.  Ce  n’est  pas  vraiment « innovant », comme tu as l’air de le croire, et le résultat, on le connaît : à cause de la concurrence étrangère, les entreprises ne répercutent pas forcément les charges nouvelles sur les prix de vente. Il y a alors trois issues : soit elles disparaissent ; soit elles font fabriquer en dehors des frontières ; soit elles améliorent la productivité, c’est-à-dire qu’elles produisent la même quantité avec moins de salariés, ce qui se traduit par des licenciements. On pratique ainsi depuis quarante ans et on voit où cela nous amène… La proposition serait valable si la France vivait en autarcie.

Soupir de Sébastien : 

—  Je ne comprends vraiment pas cet archaïsme, tout ce conservatisme de ta part. Parce que ça vient de la gauche, c’est automatiquement mauvais ! J’insiste, les entreprises ont de quoi payer. Regarde, toutes les études démontrent que les dividendes augmentent d’une année sur l’autre. Comment tu expliques que les actionnaires s’en mettent plein les poches ?

L’énervement se montre sur le visage de Xavier : 

—  Toi aussi, tu cèdes aux rumeurs urbaines…

—  Pardon ?

—  Parfaitement. On distribue en France une cinquantaine de milliards d’euros de dividendes chaque année. 50 milliards, ça paraît une grosse somme, mais si tu les rapportes au PIB, qui correspond en fait à la richesse créée et qui avoisine 2 300 milliards,  les  dividendes  n’en  représentent,  disons,  qu’un  peu  plus  de  2 %.  Avant  impôt,  je  précise,  ce  qui  fera  1,2 %  après  prélèvements  de  toutes  natures.  1,2 %, c’est le prix à payer pour rémunérer le risque que l’on prend à investir dans des entreprises existantes ou nouvelles. Est-ce vraiment trop cher payer ? Je te rappelle que sur le PIB, l’État et les systèmes sociaux se partagent 52 %. Le reste c’est ce qui revient aux salariés, après impôt toujours, 47 % environ…

—  Bon, je t’ai écouté, mais ton raisonnement ne tient pas, c’est purement statistique. Il y a de plus en plus de pauvres en France…

—  Tu fais bien d’en parler. Il y a une règle pour fixer le seuil de pauvreté, il correspond à 60 % du niveau de vie médian. Donc si tu augmentes le SMIC ou les salaires de façon généralisée, le niveau de vie médian suit la tendance d’autant et, mécaniquement, le nombre de pauvres s'accroît. CQFD !

—  Ce que tu dis est pitoyable. Encore ces statistiques… Moi, je cède peut-être aux rumeurs, mais toi, tu cèdes à la doxa, proteste Sébastien. Le peuple se serre la ceinture, et pendant ce temps, ces messieurs passent leurs vacances à Ibiza !

—  C’est intéressant que l’on parle de ça. Une autre dérive… On a entendu les mêmes reproches sous Chirac, Sarkozy et Hollande. Dès qu’un ministre part à l’étranger pendant les périodes de vacances, il est critiqué. Je ne connais pas Blanquer, je ne sais pas ce qu’il vaut, mais il peut y avoir un souci légitime d’échapper aux paparazzis, surtout lui qui est en première ligne pour l’épidémie. Une petite respiration pour réfléchir, ça ne fait pas de mal, non ? Eh bien, pas du tout, on n’aime pas, on préfère que le ministre soit en permanence le nez sur le guidon, ça rassure. Alors qu’avec les moyens de communication d’aujourd’hui, on peut se trouver au bout du monde et gérer les affaires normalement. N’est-ce pas le principe du télétravail que tu apprécies tant ?

—  Tu mélanges, là… s'agace Sébastien.

—  J’essaie simplement de me mettre à la place de ceux qui gouvernent. Quel que soit le candidat qui gagnera la présidentielle, de quelque parti qu’il soit, la tâche sera dure, voire insurmontable.

—  Comme dirait Macron, il n’aura plus qu’à « enfourcher le tigre ».

—  Ou « tenir le loup par les oreilles »…, c’était la définition du pouvoir selon l’empereur Tibère.

—  Revenons à notre époque si tu veux bien… (Sébastien jubile :) Mat !

—  D’accord… tu m’as encore endormi avec tes arguments…

—  Voilà ce qui arrive quand on relâche les oreilles du loup…


FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

mesopo.fr

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

24 janvier 2022

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024