Chroniques vingt-et-unièmes — Les dés ne sont pas tout à fait jetés — 17 janvier 2022


 Les dés ne sont pas tout à fait jetés


Thomas en a été abasourdi, la sanction est tombée le 27 décembre, fracassante : quinze ans.

Quinze ans d’internement pour l’historien Iouri Dmitriev, dans une « colonie à régime sévère », certainement dans l’un de ces camps au-delà de l’Oural, hérités du Goulag, qui transforment la vie d’un homme en l’ombre d’un fantôme. À 65 ans, son avenir s’annonce « compliqué », selon le mot français à la mode, au minimum assez fermé. La Cour suprême de Carélie a en effet aggravé de douze années la peine qu’il avait déjà reçue en première instance pour une affaire en juillet dernier, et pour laquelle il avait été arrêté en fin 2016 avant d’être libéré. C’est dire l’acharnement qui s’exerce sur lui, qui n’a d’égal que celui qu’il développe lui-même pour faire émerger les restes d’une vérité.

Le motif de cette condamnation ? De la pédopornographie, des supposées violences sexuelles à l’égard de sa fille adoptive – en réalité un suivi pour celle-ci, handicapée, à la demande des autorités médicales –, un chef d’accusation très en vogue dans les tribunaux de la Russie d’aujourd’hui, qui suscite toujours l’indignation des foules et qui permet de se débarrasser avec facilité d’individus encombrants.

Dmitriev a pourtant été acquitté de ces accusations en 2018, mais le procureur de la ville d’Askerova, persévérant, a relancé la procédure.

Et il n’est pas le seul à subir ce genre de poursuites, on sent comme un virus qui se propage, une autre épidémie dont on parle peu, qui nous rappelle cette vague de démence sous l’ère soviétique amenant à interner tous ceux gagnés par la folie de critiquer le régime, mais son tort est sans doute d’être devenu un historien reconnu, spécialiste de la répression stalinienne dont on estime le bilan entre 1925 et 1953 à une soixantaine de millions de morts.

Dmitriev cultive deux défauts : la naïveté et l’effronterie de vouloir présenter une vision objective du passé. Son crime est de porter ombrage à l’image de la « Russie éternelle », chère au cœur de tous ceux qui depuis des siècles, depuis l’avènement d’Ivan le Terrible, se succèdent à son gouvernement, autocrates, dictateurs ou oligarques, une image dont on ne sait pas très bien ce qu’elle signifie tant l’histoire a horreur de l’éternité.

Pourquoi cette obstination coupable à rechercher les charniers où ont été jetés comme des chiens les quelque 700 000 victimes de la Grande Terreur des années 1937-1938, en Carélie précisément, à les exhumer (40 000 à ce jour), à en retrouver les noms pour leur donner une mémoire ? On pourrait appeler cela une certaine honnêteté intellectuelle, un sacerdoce… Il est vraiment dérangeant cet historien. Pourquoi ne s’est-il pas contenté d’enseigner l’histoire telle qu’elle lui a été apprise par ceux qui l’ont vécue, mais qui affligés d’une amnésie collective n’en restituent que les miettes ? 

Déterrer des cadavres, c’est une chose, mais en plus affirmer, comme si cela ne suffisait pas, qu’il ne s’agit en aucune façon, ainsi que le veut la version officielle, de prisonniers de guerre soviétiques exécutés par les troupes finlandaises durant le deuxième conflit mondial, c’est réellement immonde. Encore heureux qu’il ne se soit pas intéressé aux 22 000 victimes du massacre de Katyn. Là, c’est la perpétuité « direct » qu’il prenait, et peut-être même davantage.

En tout cas, c’est plus que le pays, la Russie, ne peut en supporter, en proie avec tous ces problèmes à la frontière ukrainienne et qui ne parvient pas à convaincre sa population de se faire vacciner au Spoutnik. Un pays attiré depuis toujours par cet Occident dont elle rejette avec constance les critiques, mais complexé par un PIB à peine supérieur à celui de l’Espagne et qui cherche à le masquer en se considérant comme l’un des acteurs majeurs de l’ordre géopolitique.

 Dans la foulée, l’ONG Memorial, déjà classée « agent de l’étranger », un qualificatif infamant, pour la seule raison qu’elle bénéficiait de financements internationaux, et dont Dmitriev était un représentant important, a été interdite pour des manquements futiles à des obligations administratives, mais aussi, comble de l’horreur, pour avoir fait « l’apologie de l’extrémisme et du terrorisme ».

C’est dire le tour de vis qui s’exerce en ce moment.

Des rives du lac Ladoga à celles de la mer Caspienne, de Smolensk aux volcans du Kamchatka, on répugne à écorner les pages du roman national, à en déboulonner les héros, par paresse peut-être, ou par inculture, ou simplement par crainte de se pencher sur un miroir qui laisse apparaître le reflet singulier de celui qu’on a été, un reflet effrayant que l’on ne reconnaît plus, que l’on veut oublier ou éloigner parce qu’il remue en soi ces souvenirs d’humanité bafouée au nom de la folle volonté de recomposer un homme nouveau. 

Comme beaucoup d’autres historiens, Thomas s’est mobilisé sur les réseaux sociaux et par pétitions interposées contre l’arrestation et le procès de Dmitriev. Sans beaucoup d’espoirs, il existe des précédents fâcheux. Et on ne peut compter sur les nations occidentales, il y a déjà suffisamment de contentieux avec Moscou. Le gouvernement de Russie se prétend d’ailleurs impuissant. En aucune manière, au nom de la sacro-sainte démocratie, il ne saurait « commenter les décisions de Justice ». Une cynique leçon donnée à tous, qui montre qu’il demeurera, quoi qu’il arrive et quelles que soient les sanctions, maître dans son pays.

Se mobiliser, c’est une façon de rester droit dans sa conscience, de se dire plus tard qu’on n’a pas renoncé à lutter contre l'arbitraire. Les dernières déclarations de Zemmour sur les handicapés, le voyage de Pécresse jusqu’au camp de migrants de l’île de Samos, la candidature officielle de Taubira, l’imbroglio de la primaire populaire, la bataille parlementaire autour du passe vaccinal laissent à Thomas un goût de dérision. Mais ce goût de dérision vaut encore mieux que la brûlure de la répression.

Gardons espoir, d’autres avant Dmitriev, et pas des moindres, ont été réhabilités : Sakharov, Soljenitsyne…

Les dés ne sont pas tout à fait jetés.


FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

mesopo.fr

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

17 janvier 2022

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024