Chroniques vingt-et-unièmes — Ne pas nuire — 20 décembre 2021


 Ne pas nuire


Trois calendriers de l’Avent sur le rebord de la cheminée. Ceux d’Émeline et de Xavier sont dépouillés chaque jour minutieusement – on ne dira pas religieusement, ne confondons pas tradition et religion –, mais celui de Ludivine est intact. D’autres préoccupations, d’autres univers. Elle sort avec parcimonie de sa chambre, suit en principe ses cours sur des vidéos mises à disposition par la fac de Nanterre, et, probablement, lit un peu : trois volumes de l’anthologie d’Agatha Christie ont encore disparu de la bibliothèque de l’étage. C’est sans doute nécessaire pour chasser son dernier spleen, le sentiment d’être une personne « non binaire ».

Que penser de cette épidémie de « non-binarité » qui touche les jeunes ? Un sur cinq des 18-30 ans en serait désormais atteint. Être non binaire signifie que l’on ne se reconnaît ni dans le genre masculin ni dans le genre féminin, et que l’on ne veut pas cocher ces cases-là. Alors effet de mode ou volonté de déconstruire davantage une société où l’on se sent mal à l’aise parce qu’elle existait bien avant notre naissance ? Chaque génération aimerait reconstruire la société qui lui sied au risque qu’elle ne convienne pas non plus à la suivante. Une reconstruction permanente, un mouvement brownien, du moins dans notre civilisation occidentale. Partout ailleurs, les besoins sont bien plus basiques : se nourrir, trouver de l’eau potable, s’éduquer…

Mais ce n’est pas le propos de Xavier, il sirote avec Sébastien un fond d’alcool de poire. Et de quoi parle-t-on encore ? De politique, bien sûr, l’horizon ayant tendance à s’éclaircir.

Sébastien déplore la chute d’Anne Hidalgo dans les sondages et la cacophonie suscitée par sa tentative de ralliement à une primaire populaire. Ce désastre vient peut-être des contradictions de la candidate. N’avait-elle pas déclaré une semaine plus tôt qu’« elle ne se rangerait jamais derrière un mec » ? L’avenir des socialistes, dont il s’est toujours senti proche malgré ses interrogations récentes, l'inquiète. Peut-être que le PS va rejoindre le PSA (parti socialiste autonome) et le PSU (parti socialiste unifié) des années 50-60, aux scores faméliques de 2 ou 3 %. Peut-être ce parti prend-il la route du cimetière des formations politiques en se demandant s’il sera inhumé ou incinéré. Inhumé pour qu’on garde le souvenir de ce qu’il a été. Incinéré pour disparaître à jamais du paysage. Et Sébastien réfléchit tout haut face à son ami : 

—  Je ne sais plus vraiment si je vais voter Zemmour – je crois bien que non, c’était sans doute une lubie –  mais je pense qu’on ne peut pas laisser les choses en l’état. Il faut essayer de changer le monde, même à la marge.

Xavier sourit : 

—  Changer le monde, changer le monde… Moi, je suis beaucoup plus modeste, je n’ai pas ton ambition… J’aurais tendance à devenir un peu confucéen sur les bords : « Ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse, ne l’inflige pas aux autres ». C’est l’essentiel, c’est ce qu’on trouve dans les Entretiens du Maître, qu’il n’a pas écrit d’ailleurs, on en est à peu près certain. Mais ça résume sa pensée. Ce que je veux dire par là, c’est qu’avant même de parler de solidarité, de fraternité, de citoyenneté… dont on nous rebat les oreilles tous les jours, j’évite de nuire aux autres. Je sais me défendre, mais je ne nuis pas d’emblée. Imagine un monde où personne ne nuirait aux autres… mais on aurait déjà franchi un palier formidable !

—  Ouais, vu comme ça… mais c’est utopique…

—  Pas plus utopique que de prétendre changer le monde, c’est-à-dire les autres. Commençons d'abord par nous changer nous-mêmes.

Sébastien reste dubitatif. Il suit du regard Ludivine qui, comme une ombre, traverse le salon sans leur dire un mot, et reprend : 

—  J’y réfléchirai… mais une augmentation du SMIC, des salaires, ne ferait pas de mal. On pourrait au moins instaurer le revenu universel.

Xavier s’esclaffe : 

—  Ah ! Le revenu universel ! À force d’en parler, on va y venir. C’est ainsi que les idées avancent, c’est comme ça que l’opinion publique se formate. Mais d’une certaine manière, le revenu universel existe déjà. Si on met bout à bout le RSA, l’APL, la prime de rentrée scolaire, la prime de Noël habituelle, la super-prime de Noël cette année, le chèque énergie et tout récemment l’indemnité inflation –  et j’en oublie sûrement –, des allocations qui, je précise, dépendent toutes de la situation financière de chacun, cela commence à faire une somme qui n’est pas négligeable. Tu me diras que les riches n’en profitent pas mais on arguera que les riches n’ont pas besoin de revenu universel…

—  Un peu simpliste ton raisonnement… D’abord, c’est compliqué d’obtenir ces primes. Beaucoup de gens sont éloignés de tout ça… Le revenu universel, au moins, ce serait automatique.

« Compliqué », on connaît. Mais il y a maintenant « éloigné ». Encore un terme à la mode, pense Xavier. Des individus en rupture sont « éloignés de l’emploi », des personnes âgées ne se font pas vacciner parce qu’elles sont « éloignées du numérique », des femmes subissent une IVG parce qu’elles sont « éloignées de la contraception ». On se demande pourquoi ces gens restent au loin, en périphérie. Pourquoi n’arrivent-ils pas à utiliser tous les dispositifs existants ? Faut-il croire que les insultes viennent de ceux « éloignés de la politesse », les vols et la fraude de ceux « éloignés de l’honnêteté », l’échec scolaire de ceux « éloignés des études », la fourberie de ceux « éloignés de la sincérité », la violence de ceux « éloignés du contrôle sur soi ». À raisonner ainsi, les imbéciles sont dans doute « éloignés de la réflexion ». Et lui, Xavier, se sent trop « éloigné de la compréhension » de ce phénomène. 

Mais passons, on ne va pas polémiquer sur chaque mot,  ne  blessons  pas,  appliquons  le  principe  de  « ne pas nuire »…

—  Et si on pouvait avoir moins de violences… poursuit Sébastien. Je suis pourtant de gauche mais ces antifas…

—  Alors là, je suis d’accord avec toi : les antifas – je ne dis pas ça pour ces pauvres bougres de SOS Racisme qui ne savaient pas dans quel guêpier ils allaient –  manifestent à chaque meeting de Zemmour, mais ils utilisent les méthodes fascistes qu’ils veulent combattre, c’est-à-dire intimidations, destructions, violences…

—  Et aux Antilles… On a le droit d’être contre le vaccin, mais tout saccager ainsi, brûler des immeubles…

Les Antilles : la grande interrogation. La Martinique et la Guadeloupe semblent se saborder alors que commence la haute saison touristique. Un luxe que les deux îles ne peuvent pas se permettre, le tourisme représentant environ 10 % de leur économie et autant en termes d’emplois du secteur privé. Déjà, les annulations s’accumulent. Quel intérêt pour un vacancier de rester confiné dans un hôtel, entre plage et buffet de poissons, sans pouvoir mettre un pied ailleurs ?

—  Oui, oui, les mêmes méthodes, murmure Xavier, mais revenons à l’élection : tu vas voter Jadot ?

—  Peut-être bien… C’est celui qui me paraît le plus intègre.

—  Ah oui ? J’ai entendu son propos : « Aucun ministre condamné ou soupçonné d’agression sexuelle ne sera présent dans le gouvernement ». Il a même ajouté : « À partir du moment où vous avez des femmes qui parlent, le soupçon suffira ». Je me demande s’il se rend bien compte de la dangerosité de ce qu’il dit. Pour lui, d’abord. Je me souviens de Fillon qui se moquait : « Qui imagine un seul instant le général de Gaulle mis en examen ? ». Il faut se méfier de prononcer des phrases comme ça, elles peuvent se retourner contre soi. Avec ce que promet Jadot, il n'y aura qu'à insinuer pour éliminer un adversaire, un véritable jeu de ball-trap !

—  Mais non, c’est simplement un féministe ! D’ailleurs, il a annoncé qu’à l’Assemblée un député sur deux serait une femme…

Xavier commente : 

—  Ce qui suppose un scrutin proportionnel intégral… 

—  Oui, et pourquoi pas ? Il fera aussi en sorte que le Premier ministre soit une femme.

—  Il pense sans doute à Anne Hidalgo. Ça risque de déplaire à Sandrine Rousseau et Delphine Batho…

—  Mais on n’est pas dans la tambouille politicienne ! s’impatiente Sébastien.

—  Ne te fâche pas ! Alors cette poire ?

—  Ça ne me nuirait pas d’en reprendre un peu…

—  Tu sais bien que je ne veux surtout pas nuire…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

20 décembre 2021

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